Alma raffermit sa résolution. À la fin de leur probation, les recluses de Chaudeterre se devaient d’affronter l’épreuve de l’eau bouillante afin d’accéder au statut de djemale, et certaines de ses compagnes arrivées au conventuel en même temps qu’elle avaient déjà été admises dans la grotte souterraine de Qval Djema d’où elles étaient ressorties avec des lueurs de triomphe – le triomphe modeste, le pire de tous… – dans les yeux.
Elle avait encore attendu trois jours avant de se rendre à la cellule de Qval Frana, la responsable de Chaudeterre, pour lui demander d’être à son tour soumise au jugement du Qval. La vieille femme l’avait enveloppée d’un regard à la fois interrogateur et sévère :
« Rien ne t’oblige à précipiter les choses. Tu ne peux caler ton évolution sur le pas des autres, Alma. »
Mais Alma avait persisté dans sa décision, assurant qu’elle se sentait prête, estimant qu’elle compenserait par la volonté, par la rage, ses insuffisances de novice. Qval Frana s’était inclinée et, le jour même, avait entraîné sa jeune sœur dans le dédale des galeries qui partaient des sous-sols du bâtiment principal et débouchaient sur la grotte de Djema. Après une marche interminable dans une obscurité presque palpable, la responsable du conventuel s’était arrêtée au milieu d’un espace circulaire criblé de traits lumineux qui dessinaient des cercles dorés sur le sol et les parois, et, du bras, avait désigné une bouche étroite d’où montait un grondement persistant inquiétant.
« Je te laisse maintenant seule, Alma. Même si cette démarche est importante, ne sois pas trop sévère avec toi-même. Accepte les choses telles qu’elles viennent, sans idée préconçue ni artifice. On n’a jamais jugé les âmes dans l’enceinte de Chaudeterre. »
Alma retira sa robe et s’avança vers le bord du bassin. La vapeur brûlante lui lécha le ventre, la poitrine et la face, lui enflamma les oreilles et les ongles, se faufila entre ses cuisses, dans ses narines, dans sa bouche, lui embrasa la gorge et les poumons. Elle essaya d’en appeler au présent, de considérer sa douleur et sa peur avec le détachement nécessaire, mais la sensation de brûlure se fit tellement vive, tellement dévorante, qu’elle recula de cinq pas avant de se laisser tomber sur le sol rugueux, en quête d’un peu de fraîcheur. Elle resta un long moment étendue sur la roche, désemparée, en colère contre elle-même. Elle avait perdu son temps pendant ces deux années. Ses rêveries lui avaient permis de donner le change, mais elles ne l’avaient pas préparée à cette rencontre capitale avec le feu et l’eau, avec le Qval. Confrontée au présent, ce miroir qui lui renvoyait des images si peu reluisantes d’elle-même, elle s’était réfugiée dans un monde où la pensée magicienne métamorphosait les faiblesses en vertus héroïques, les défaites en revanches éclatantes.
Elle se redressa avec précaution. Inhala l’air brûlant à petites inspirations prudentes. Elle ne transpirait pas. Elle faisait partie de ces hommes et de ces femmes qu’en souvenir de Lœllo, le compagnon du grand Ab, l’homme sacrifié, on surnommait les « secs » ou les « fumés ». Une particularité qui lui venait certainement de son père, un volage, sa mère le lui rappelait à la moindre occasion, sans doute pour évacuer sa propre responsabilité génétique dans la conception de cette fille qui ne lui ressemblait pas. De même, Alma ne pleurait qu’avec une extrême parcimonie, comme si son corps répugnait à perdre son eau de quelque manière que ce fût.
Elle fixa à nouveau la surface agitée du bassin, les volutes vaporeuses qui, éclairées par les rayons lumineux tombant d’invisibles bouches, s’entrelaçaient entre les stalactites. Elle se ressaisit et s’installa en posture de porte-du-présent. Il lui fallut un peu de temps pour s’habituer à la sensation de vulnérabilité que lui valait sa nudité. Elle avait l’impression que le feu s’engouffrait entre ses cuisses grandes ouvertes pour la dévorer de l’intérieur. Elle se remémora les principes de base de la recherche d’éveil et, avec le zèle féroce des disciples repenties, les appliqua avec méthode, point par point : d’abord le contrôle de la position, le tronc bien droit, le bassin légèrement basculé vers l’avant, les fesses effleurant les talons, le poids du corps parfaitement réparti sur la plante des pieds et les orteils ; puis la maîtrise du souffle, un temps de silence entre l’inspiration, ample, profonde, et l’expiration, mesurée, prolongée ; puis l’assèchement progressif du torrent de pensées qui jaillissaient, tumultueuses, insaisissables, de cette faille permanente entre l’être et la représentation de l’être, entre le temps réel et le temps subjectif…