Ces paroles réticentes laissaient entrevoir les scrupules qui existaient dans son cœur délicat entre la Loi Antique et les nouvelles révélations de l'Évangile. Simon Pierre l'a ainsi compris, il chercha alors un moyen de dévier la conversation sur un autre sujet. Samonas lui- même, comme protégé du Maître, vint au secours de l'apôtre répondant à Gamaliel avec des commentaires prudents et justes :
Si j'étais en bonne santé, en parfaite harmonie avec ma famille, profitant des joies des biens acquis avec effort et travail, peut-être douterais-je aussi de cette réalité réconfortante. Mais je suis prostré, oublié de tous et je sais qui m'a tendu une main amie. En tant qu'Israélites, attachés à la Loi de Moïse, nous avons attendu un Sauveur en la personne mortelle d'un prince du monde ; cette croyance néanmoins n'est que passagère. Ce sont des préjugés illusoires qui nous mènent à tendre vers une domination des forces périssables. La maladie, elle, est une conseillère affectueuse et éclairée. À quoi bon un prophète qui sauverait le monde pour ensuite disparaître parmi les misères anonymes d'un corps décomposé ? N'est- il pas écrit que toute iniquité périra ? Et où est-il le prince puissant de la terre qui domine sans le soutien des armes ? Le lit de la douleur est une source d'enseignements sublimes et lumineux où pour l'âme épuisée le corps revêt la fonction d'une tunique. En conséquence, tout ce qui se rapporte à l'habit va perdant de l'importance. Reste, néanmoins, notre réalité spirituelle. Les anciens affirmaient que nous sommes des dieux. Dans ma situation actuelle, J'ai vraiment l'impression que nous sommes des dieux projetés dans un tourbillon de poussière. Malgré les plaies ulcérées qui m'ont écarté des affections les plus chères à mon cœur, je pense, je veux et j'aime. Dans la sombre chambre de la souffrance, j'ai trouvé le Seigneur Jésus pour mieux le comprendre. Aujourd'hui je crois que son pouvoir dominera les nations parce que c'est la force de l'amour triomphant de la mort elle-même.
Le ton grave de cet homme marqué de blessures violettes ressemblait aux trompettes de la vérité sortant d'un tas de poussière. Pierre remarquait, satisfait, le progrès moral de ce mendiant anonyme, et évaluait ainsi la force régénératrice de l'Évangile. Gamaliel, à son tour, était étourdi par le sens profond de ces concepts. Les enseignements du Christ, sur les lèvres d'un malade abandonné, portaient l'empreinte d'une beauté mystérieuse et singulière. Samonas parlait comme s'il avait vécu des expériences directes où il avait réellement rencontré le prophète nazaréen. Cherchant à éloigner toute possibilité de controverse religieuse, le généreux rabbin a souri et a ajouté :
Je reconnais que tu parles avec beaucoup de sagesse. S'il est incontestable que je suis à un âge où il n'est pas utile de changer ses principes, je ne peux m'opposer à tes hypothèses, car je suis en bonne santé, je jouis de l'affection des miens et j'ai une vie tranquille. Ma faculté de jugement, donc, opère dans un autre sens.
Oui, c'est juste - rétorqua Samonas inspiré -, pour l'instant vous n'avez pas besoin d'un sauveur. Voilà pourquoi le Christ affirmait qu'il est venu pour les malades et pour les affligés.
Gamaliel a compris la portée de ces paroles qui pourraient être méditées pendant une vie entière. Il a senti que ses yeux étaient humides. Le commentaire de Samonas avait pénétré son cœur sensible d'homme juste. Percevant, néanmoins, qu'il devait être prudent et ne pas confondre les sentiments du peuple, attentif à la position officielle qu'il occupait, il a esquissé un sourire tendre à son interlocuteur, lui a légèrement tapoté l'épaule et sur un ton de sincérité fraternelle, il a souligné :
Tu as peut-être raison. J'étudierai ton Christ.
Puis se souvenant du peu de temps dont il disposait, il a recommandé son ami à Simon, le salua d'une accolade et accompagna l'apôtre de Capharnaum dans les dernières dépendances.
Avant de se retirer, le sage rabbin a félicité les compagnons de Jésus pour l'œuvre qu'ils réalisaient dans la ville, et comprenant la délicatesse de leur mission dans un environnement parfois si hostile, il conseilla Pierre de ne pas oublier dans l'église du « Chemin » toutes les pratiques extérieures du judaïsme. Il serait juste, à son avis, qu'ils s'occupent de la circoncision de tous ceux qui frappent à sa porte ; qu'ils évitent les viandes impures ; qu'ils n'oublient pas le Temple et ses principes. Gamaliel savait que les Galiléens ne seraient pas exemptés des persécutions, d'autant plus qu'il s'agissait d'une organisation initiée par quelqu'un qui avait été condamné à mort par le Sanhédrin. Avec ces conseils, il visait à les protéger des coups de la violence qui tôt ou tard surgiraient.
Touchés, Pierre, Jean et Jacques le remercièrent de ses recommandations concernées et le vieux docteur est retourné à son foyer profondément impressionné par les leçons du jour, emportant avec lui les notes de Matthieu qu'il se mit à lire immédiatement.