— C’est curieux comme on imagine les gens quand on reste cinq ans sans les voir, finit-il par murmurer.
Paulo se sentit de trop.
— Je me demande ce que foutent les autres avec leur fourgon, fit-il en se dirigeant vers l’entrepôt. On descend voir ? proposa-t-il à Warner. Et comme l’autre ne bougeait pas, il demanda :
— Dites, Lisa, comment dit-on : viens mon pote, en allemand ?
Lisa dit à Warner d’accompagner Paulo et les deux hommes sortirent. Lorsqu’elle fut seule avec Frank, au lieu d’éprouver du soulagement elle ressentit au contraire une confuse angoisse.
— Comment m’imaginais-tu ? demanda la jeune femme.
— Comme tu es, précisément, affirma Frank, et c’est cela qui me surprend. Tu corresponds trop à l’image que je m’étais faite de toi.
De ses mains entravées il lui caressa doucement le visage.
— Je me disais, commença-t-il.
Mais il se tut et ses yeux se dérobèrent.
— Tu te disais quoi, Frank ?
Il secoua la tête.
— Non, laisse, j’ai perdu l’habitude de parler.
Elle parcourut le visage de son amant du bout des lèvres, découvrant de nouvelles et imperceptibles rides. Il avait dû terriblement souffrir entre les murs de sa cellule.
— Qu’est-ce qui t’a le plus manqué pendant ces cinq années ? questionna Lisa avec un rien de coquetterie.
La question le fit réfléchir. Il sourit, en coin et prit son petit air canaille pour murmurer :
— Je te le dis ?
Elle savait que ce serait décevant ; résignée malgré tout, elle soupira :
— Mais oui : dis !
— Les arbres, fit gravement Frank. Les arbres, Lisa !
Elle se demanda s’il était sincère ou s’il trichait. Il avait toujours eu des coups de lyrisme déconcertants. Par moments, cet être violent et froidement passionné sombrait dans une poésie factice et semblait vouloir s’y embaumer. Il ressortait de ces étranges dépressions plus dur et plus amer.
Cette fois-ci, il était sincère.
— Les arbres ? répéta Lisa.
Elle avait du mal à évoquer un arbre. Le mot s’était vidé de toute signification.
— J’ai mis cinq ans à apprendre ce que c’est qu’un arbre, déclara Frank. Maintenant je sais…
Il s’approcha de la verrière pour regarder au-dehors. Dans le soir mouillé, criblé de lumières malades, il ne découvrait aucune végétation.
— On n’en voit toujours pas, remarqua le garçon. Du fer, du béton, partout ! Les hommes tuent le monde.
Elle s’approcha de lui par-derrière et lui ceintura la taille. La joue appuyée contre le dos de Frank, Lisa chuchota d’une voix brisée.
— Oh ! Frank ! Dis-moi que c’est toi ! Que c’est bien toi !
— C’est moi, dit Frank.
Au moment du procès, enchaîna-t-elle, je ne comprenais pas encore l’allemand. J’étais seule dans la salle. Quand on a rapporté le verdict je n’ai pas su tout de suite. C’est Gessler qui m’a appris un peu plus tard. Ces quelques minutes d’incertitude, Frank… Elles ont été plus longues que toute ma vie. Lorsque j’ai su que tu étais condamné à la détention perpétuelle…
Elle reprit sa respiration difficilement.
— C’est curieux, mais j’ai ressenti une espèce de soulagement.
Il rit.
— C’était pourtant le maximum, puisque la peine de mort est abolie ici.
Il ajouta hargneusement :
— Elle a tellement servi qu’elle s’était démodée.
— Il me semblait que ces affreux juges avaient le pouvoir de la rétablir pour toi.
— Eh bien ! non, tu vois : ils ne m’ont pas fait cet honneur.
Il quitta la verrière et s’assit. Il renversa sa tête en arrière pour regarder le plafond de fibrociment où des taches d’humidité inscrivaient des motifs surréalistes.
— Raconte ! murmura Frank.
— Quoi ?
— Ce que tu as fait pendant ces cinq années.
— Je t’ai attendu.
Il se remit d’aplomb et lui jeta un regard indéfinissable.
— Tu m’as attendu, tu m’as attendu… Mais puisque je ne devais jamais revenir !
— Quand on aime un homme comme je t’aime, Frank, il va toujours revenir !
Il ferma à demi les yeux, satisfait. Pendant quelques secondes, ce qu’il ressentit ressemblait à de la félicité.
— Fais voir, ta bouche !
Elle approcha lentement ses lèvres de celles de Frank et lui donna un intense baiser qu’il subit sans y participer, presque froidement. Devant cette totale absence de chaleur, elle recula et le regarda d’un air de reproche.
— Bonjour, Lisa, fit joyeusement Frank. Tu vois, c’est seulement maintenant que je te retrouve.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Jusqu’à présent ça n’était pas vraiment toi, mais plutôt un rêve de toi ; tu comprends ?
— Oui, je pense…
« Tu recevais mes lettres ? demanda-t-elle au bout d’un instant de silence.
Il fit un signe affirmatif.
— Pourquoi ne me répondais-tu pas ?
Frank haussa les épaules. Il ne tenait pas à aborder ce sujet, du moins pas encore. Les femmes gâchent tout car elles sont toujours à contretemps. Il était beaucoup trop tôt pour aborder cette question. Par la suite ils auraient tout le temps d’y revenir, de s’expliquer…
— Réponds, supplia-t-elle, je t’en supplie, réponds.
— Je t’en voulais, assura le jeune homme.
C’était tellement inattendu qu’elle demeura figée à ses côtés.
— Tu m’en voulais ? répéta Lisa incrédule.
— D’être libre, expliqua Frank.