— Alors, Frank, comment te sens-tu ? murmura Freddy, surpris par le mutisme de l’évadé.
— Admirablement, répondit Frank.
L’acier froid des menottes ne s’était pas réchauffé et lui cisaillait les poignets. Il les avait bien supportées jusqu’alors, mais soudain ces cabriolets lui devenaient intolérables. Cela relevait de la claustrophobie. Ils représentaient encore les quatre murs de sa cellule.
— Tu ne t’attendais pas à celle-là, hein ? insista Freddy.
— Non, admit Frank, c’a été une bonne surprise.
— Ça t’irait, ça ? fit Paulo en revenant avec un couteau et une petite clé à molette.
— Donne toujours, répondit dédaigneusement Freddy.
Il s’empara des outils et s’assit sur une chaise face à Frank. Leurs jambes étaient emmêlées. Les deux Allemands, intéressés, se rapprochèrent pour suivre l’opération.
— Louis XVI enfant ! gouailla Paulo à l’intention de Lisa.
Mais Lisa ne rit pas. Elle avait hâte d’embarquer à bord du cargo. Les périls n’étaient pas encore conjurés et elle sentait dans l’air les prémices d’une menace.
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal dans le voisinage ? demanda-t-elle à Freddy.
— Non, assura ce dernier, rien. Les gars des chantiers rentrent frictionner leurs grosses madames et bouffer leurs kartofels.
Il respirait d’une manière saccadée à cause de la délicatesse de sa manipulation. De la sueur perlait à son front. Tout à coup il s’emporta et cria aux Allemands penchés sur eux :
— Bon Dieu ! reculez-vous un peu, c’est pas télévisé !
Les deux hommes hésitèrent.
— Écartez-vous pour que j’y voie clair, leur traduisit Freddy.
— Surtout que c’est du travail d’orfèvre, admira Paulo.
Frank, à bout de nerfs, retira ses poignets et respira profondément pour se détendre.
— T’impatiente pas, Franky, fit gentiment Freddy, je tiens le bon bout ; mais tu sais qu’elle est coriace, cette p… de serrure !
Lisa caressa les mains crispées de son amant. Elle était effrayée par leur blancheur. On eût dit des mains de cire. Sans un mot, Frank les présenta à nouveau à Freddy. Freddy tirait la langue avec une application forcenée de jeune écolier apprenant à tracer des boucles.
— Ça y est ! triompha-t-il enfin.
Il fit jouer à rebours les crémaillères des cabriolets et ôta les menottes. Frank se leva en écartant les bras de son corps dans une sorte d’envolée superbe. Puis se massa longuement les poignets. Les autres le regardaient, attendris, réalisant l’importance de cet instant. Soudain, avec une promptitude et une violence inouïes, Frank se mit à gifler Freddy. Sous la grêle de coups, Freddy bascula de sa chaise et se retrouva allongé sur le sol. Frank marcha sur lui et Freddy mit ses bras autour de sa tête pour se protéger.
— Mais, Frank, balbutiait-il, mais, Frank…
Les autres regardaient, médusés. Lisa se précipita sur Frank pour l’empêcher de massacrer leur camarade.
— Frank ! hurla la jeune femme. C’est honteux !
Frank s’immobilisa et regarda Paulo. Le petit homme était blême. Il détourna les yeux pour marquer sa profonde réprobation. Frank se baissa au-dessus de Freddy, la main tendue et l’aida à se relever.
— Je te demande pardon, fils, dit-il doucement, mais ça fait cinq ans que ça me démange, je n’ai pas pu me retenir.
— Qu’est-ce que je t’ai fait ? bégaya Freddy, penaud.
Il était fou d’humiliation. Ce n’était point tant les coups reçus qui lui faisaient honte comme la présence des Allemands goguenards.
— Hein, dis, qu’est-ce que je t’ai fait ? insista-t-il.
— Si tu avais eu un peu moins les foies lorsque les flics ont débarqué dans cette boîte de Sant Pauli, je ne me serais sûrement pas tapé ces cinq années !
Freddy revit la scène : l’arrivée de la police, les uniformes noirs grouillant soudain dans la petite rue. Il avait encore dans l’oreille les cris et les sifflets.
— J’étais au volant de la bagnole, Franky, et toi à l’intérieur de la taule, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre avec toute cette volaille ?
— Tu n’as pas vu dans ton rétroviseur que je sautais par une fenêtre ?
— Non, fit sincèrement Freddy.
— J’ai cru que je pouvais rejoindre la voiture, commenta Frank, c’est pour ça que j’ai brûlé le flic qui s’interposait. Ensuite je suis resté planté comme un idiot au bord du trottoir… à regarder s’éloigner tes feux rouges. On se sent malin dans ces cas-là.
Cette explication rassura Freddy. Maintenant il comprenait la réaction de son complice. Elle lui paraissait logique et il s’en fallait de peu qu’il ne l’approuvât.
— Excuse-moi, Franky, dit-il, je n’avais rien vu. Je pédalais à cent quarante à l’heure dans la Reeperbahn ; à cette allure-là on ne regarde pas dans le rétroviseur, tu le sais bien !
Il haussa les épaules et se tourna vers les deux Allemands qui le dévisageaient avec ironie. Il marcha sur eux les poings blancs de rage.
— Et alors ! leur aboya-t-il dans le nez !
Les sbires cessèrent de sourire.
— Pourquoi l’as-tu frappé après ce qu’il vient de faire pour toi ! protesta Lisa.