— Mais je n’étais pas libre, s’écria-t-elle, puisque tu étais en prison !
Frank tendit ses bras enchaînés vers elle.
— Regarde ! fit-il.
Lisa baissa la tête.
— Répète, maintenant, que tu n’étais pas libre !
Elle prit les poignets de son compagnon et les baisa l’un après l’autre.
— Moi, je n’étais pas prisonnière d’une cellule, mais d’une idée fixe, Frank. Te faire sortir de ce pénitencier ! Je me répétais jour et nuit : Des murs, ce n’est rien, puisqu’il est vivant derrière ! Je me promenais sur le port. Je regardais ces anciens abris pour sous-marins tout démantelés, eux qui avaient été si épais, si formidables, et je me disais : « Tout ce que font les hommes est si fragile que je dois pouvoir le sortir de là. Et je t’ai sorti de là ! cria-t-elle. Je t’en ai sorti, Frank !
Il cligna des yeux. Cela pouvait passer pour un merci.
— Tu vivais complètement à Hambourg ?
— J’allais de temps en temps à Paris.
— Pour prendre l’air ? demanda Frank avec sérieux.
— Pour garder le contact avec les autres. Je sentais qu’ils pourraient m’aider un jour.
— Les autres, rêva Frank. Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
Elle baissa le ton.
— Oh, sans toi, la bande… C’est comme un fagot quand on rompt la ficelle : tout fiche le camp. Ils se sont mis à bricoler chacun de son côté. Il n’y a que Paulo et Freddy qui ont continué ensemble ; et il n’y a qu’eux qui ont été gentils avec moi.
— Ah oui ! fit spontanément Frank.
Cette réaction réconforta Lisa. C’était une marque d’intérêt, une véritable reprise de contact avec la vie. Frank allait se remettre en route, doucement. Il ne fallait rien brusquer. Il était pareil à un moteur refroidi qu’on réanime précautionneusement, sans le pousser.
— Quand je leur ai dit qu’on pouvait tenter quelque chose pour te faire évader, ils n’ont pas hésité ni fait une seule objection.
Frank approuva.
— Et Paris ? demanda-t-il.
— Quoi, Paris ?
— Quand je pensais aux arbres, c’étaient à ceux de Paris.
— Il y en a de moins en moins.
— Ah oui, le béton, murmura-t-il. Là-bas, comme ailleurs… Tu ne peux pas savoir le nombre de rues de Paris que j’ai découvertes dans cette prison de Hambourg. Des rues dont j’ignore les noms et où je ne suis passé qu’une fois, mais qui se mettaient à revivre dans ma mémoire, avec leurs petites boutiques et leurs volets gris. Des rues de Montparnasse, des rues de Neuilly, des rues d’Asnières, et puis des bars, des squares, le Parc des Princes. Même la Seine, comme sur les cartes postales. Quand on quitte Paris, on a des souvenirs de touriste.
— Comme c’est bon de t’écouter, dit-elle, transportée. Vois-tu, Frank, même si nous nous faisons prendre, je crois que le moment que nous vivons… Tu comprends ?
— Oui, dit Frank, je comprends. Il faut savoir faire tenir toute sa vie à l’intérieur de quelques minutes.
— Tous les jours, fit-elle, j’allais rôder autour du pénitencier. Je te l’ai dit dans mes lettres.
— Oui, tu me l’as dit. Je crois même qu’un jour je t’ai aperçue !
— C’est vrai !
— J’étais allé à l’infirmerie pour une blessure que je m’étais faite au doigt. Les vitres de l’infirmerie sont dépolies, mais il y avait une fente dans le carreau.
Il rêvassa.
— Oui, je crois que c’était toi. Tu as un manteau vert ?
— Non, dit Lisa.
— Alors ce n’était pas toi. C’est bête d’avoir charrié cette silhouette pendant des mois en lui donnant ton visage, Lisa…
Il la regarda et chuchota :
— Ton beau visage…
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