— Toi ! toi, le fermier qui cultives du blé, qui es en train de te ruiner. Sais-tu combien paie une ménagère hindoue pour un kilo de farine fait avec ton blé ? Et combien coûte une tonne de ce blé vendue à Bombay ? Et quelle somme dérisoire l’Autorité débourse pour le transporter de l’aire de catapultage jusqu’à l’océan Indien ? Il suffit de descendre, pendant tout le voyage ! De quelques rétrofusées à carburant solide pour freiner… Et d’où tout cela vient-il ? D’ici, tout simplement ! Mais toi, qu’est-ce que tu reçois à la place ? Quelques cargaisons d’articles de luxe, qui appartiennent à l’Autorité, hors de prix parce que importés. L’importation, l’importation !… Jamais je ne touche aux produits d’importation ! Si nous ne fabriquons pas l’article en question à Hong-Kong, je refuse de l’utiliser. Qu’est-ce que tu obtiens d’autre en échange de ton blé ? Le privilège de vendre de la glace lunaire à l’Autorité Lunaire, de la racheter sous forme d’eau de lavage, puis de la donner à l’Autorité… puis de la racheter une deuxième fois sous forme d’eau usée… puis de la redonner encore une fois à l’Autorité après y avoir ajouté un certain nombre de produits, des produits de valeur, puis de la racheter pour la troisième fois, à un tarif encore plus élevé, pour la culture, après quoi tu vends ton blé à l’Autorité au prix qu’elle a fixé… et il faut encore lui acheter l’électricité nécessaire à la culture, et encore une fois, au prix qu’elle fixe elle-même ! Et c’est de l’électricité lunaire… pas un kilowatt qui vienne de Terra. Elle provient de la glace lunaire, de l’acier lunaire, ou des piles solaires qui sont disposées sur le sol lunaire, et qui ont été assemblées par les seuls Lunatiques ! Oh ! vous tous, bande d’abrutis, vous méritez de mourir de faim !
Pour sûr, elle a obtenu un silence plus élogieux que des sifflements. Au bout d’un certain temps, une voix maussade a demandé :
— Et que penses-tu que nous puissions faire, gospoja ? Lapider le Gardien ?
Wyoh a eu un sourire.
— Oui, nous pourrions lui jeter des pierres. Pourtant, la solution est tellement simple que vous la connaissez tous. Ici, sur Luna, nous sommes riches. Nous avons trois millions de gens intelligents, adroits, qui travaillent dur et qui ont assez d’eau, tous les matériaux nécessaires, une énergie intarissable, toute la place voulue. Mais il y a quelque chose que nous n’avons pas, et qui nous manque : un marché libre. Il faut nous débarrasser de l’Autorité !
— D’accord… mais, comment ?
— Par la solidarité. Nous avons beaucoup appris à HKL. L’Autorité fait payer trop cher l’eau : n’en achetez pas ! Elle ne paye pas assez cher la glace : ne lui en vendez pas ! Elle a le monopole de l’exportation : n’exportez pas. En bas, à Bombay, ils veulent du blé. Si le blé n’arrive pas, un jour viendra où des négociants débarqueront ici pour demander à en acheter… trois fois plus cher qu’aujourd’hui, et peut-être même plus !
— Et, entre-temps, que faisons-nous ? Nous crevons de faim ?
C’était toujours la même voix maussade… Ayant repéré l’individu, Wyoming a fait de la tête le mouvement traditionnel des femmes Lunatiques pour signifier « tu es trop gros pour moi ! » et a dit :
— Dans ton cas, camarade, cela ne te ferait pas de mal !
Des rires gras ont cloué le bec du contradicteur. Wyoh a continué :
— Il n’est pas nécessaire de crever de faim. Fred Hauser, amène tes forets à Hong-Kong ; notre installation de distribution d’eau et d’air n’appartient pas à l’Autorité, et nous payons la glace à son prix. Toi, celui qui a une ferme mal en point, si tu as le courage d’admettre que tu cours à la faillite, viens à Hong-Kong et recommence de zéro. Nous souffrons d’un manque de main d’œuvre chronique et un vrai travailleur ne meurt pas de faim. (Elle a regardé les auditeurs.) J’ai assez parlé. À vous de répondre.
Et elle a quitté l’estrade pour revenir s’asseoir, toute tremblante, entre le Nabot et moi. Mkrum lui a caressé la main, elle lui a adressé un sourire reconnaissant, puis m’a murmuré :
— Comment m’avez-vous trouvée ?
— Merveilleuse, lui ai-je assuré. Terrible !
Elle a paru rassurée.
Je n’étais pourtant pas complètement sincère. Oui, elle avait été « merveilleuse », elle avait su mettre l’auditoire de son côté, mais l’éloquence est un programme égal à zéro. Que nous soyons des esclaves, je l’ai su toute ma vie… et nous n’y pouvons rien. Bien sûr, on ne nous avait ni vendus ni achetés, mais aussi longtemps que l’Autorité avait le monopole de tout ce dont nous avions besoin et de tout ce que nous pouvions vendre, nous étions quand même des esclaves.