Mais que faire ? Le Gardien n’était pas notre propriétaire, auquel cas nous aurions sans doute trouvé une solution pour l’éliminer. Malheureusement, l’Autorité Lunaire ne se trouvait pas sur Luna mais sur Terra et nous n’avions pas le moindre vaisseau, pas même une petite bombe à hydrogène. Il n’y avait pas d’armes à feu individuelles sur Luna – je ne sais pas trop ce que nous aurions pu en faire, de toute façon. Nous tuer les uns les autres, peut-être…
Trois millions d’individus sans armes, sans moyens… contre onze milliards qui possédaient, eux, des vaisseaux et des bombes. Nous pouvions les gêner… mais combien de temps un papa accepte-t-il de se laisser ennuyer par son gosse avant de lui donner une fessée ?
Je n’étais pas très chaud. Comme on dit dans la Bible, Dieu combat du côté de l’artillerie lourde.
Ils ont continué de s’agiter, discutant de ce qu’il convenait de faire, de ce qu’il fallait organiser, etc., et nous avons encore eu droit à de grandes tirades sur le « coude à coude ». Plusieurs fois, le président a eu à faire usage de son marteau, et je commençais à ne plus tenir en place.
J’ai brusquement levé la tête en entendant une voix familière :
— Monsieur le président ! Pourrais-je demander à l’honorable assistance de m’accorder quelques instants de son attention ?
J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Le professeur Bernardo de La Paz – j’aurais pu deviner qu’il s’agissait de lui, même si je n’avais pas reconnu sa voix, rien qu’à sa manière désuète de s’exprimer. Un homme distingué, avec des cheveux blancs ondulés, des fossettes, une voix souriante ; je ne connaissais pas son âge, mais il était déjà vieux quand je l’avais rencontré pour la première fois, tout enfant.
Il avait été déporté avant ma naissance, en tant qu’exilé politique. Un peu comme le Gardien, mais en plus subversif : au lieu d’avoir une aussi bonne planque que ce dernier, le professeur avait tout simplement été balancé sur Luna, et il pouvait, au choix, gagner sa vie ou bien crever de faim.
Il aurait naturellement pu trouver du travail dans n’importe quelle école de L City, mais il n’en avait pas cherché. D’après ce que j’avais entendu dire, il avait fait la plonge pendant un certain temps avant de garder des enfants, ce qui l’avait amené à créer une nursery. Quand je l’avais rencontré, il dirigeait une crèche, ainsi qu’un externat et un internat s’étendant du jardin d’enfants au lycée en passant par l’école primaire et le collège ; il employait une trentaine de professeurs, tous cooptés, et proposait même des cours universitaires.
Je n’avais jamais vécu en tant que pensionnaire dans son établissement mais j’y avais étudié. On m’avait opté à quatorze ans ; ma nouvelle famille m’avait envoyé à l’école, où je n’étais jusqu’alors allé que pendant trois ans, sans parler de l’enseignement que j’avais pu glaner ici ou là. Femme autoritaire, mon épouse aînée ne m’avait pas laissé le choix.
J’aimais Prof. Il était capable d’enseigner n’importe quoi. Et il pouvait bien ne rien y connaître, si un élève voulait apprendre quelque chose, il souriait, établissait son tarif puis réunissait les éléments nécessaires et commençait quelques leçons ; ou s’arrêtait presque tout de suite s’il trouvait la matière trop ardue. Il ne prétendait jamais en connaître davantage qu’il ne savait réellement. C’est avec lui que j’avais appris l’algèbre ; au moment où nous en étions arrivés à étudier les racines cubiques, je corrigeais aussi souvent ses problèmes que lui les miens, ce qui ne l’empêchait pas de continuer ses leçons avec le même enthousiasme.
C’est aussi avec lui que j’avais commencé à étudier l’électronique, et j’étais bientôt devenu son maître. Il avait donc cessé de me faire payer et nous avions continué à cheminer de concert jusqu’au moment où il avait déniché un ingénieur qui désirait enseigner pendant la journée pour se faire de l’argent de poche ; nous nous étions alors tous les deux offert un nouveau formateur. Prof avait essayé de se maintenir à mon niveau, mais il prenait du retard et se montrait maladroit, quoique tout heureux de s’adonner à un nouvel exercice intellectuel.
Le président de séance a frappé sur sa table avec son marteau.
— Nous sommes heureux de donner au professeur de La Paz tout le temps qu’il désirera… et vous autres, bougres d’abrutis, du calme ! avant que je n’utilise mon marteau sur vos crânes !
Quand Prof s’est avancé, l’assistance est devenue aussi silencieuse que peuvent l’être les Lunatiques, à savoir assez peu ; mais à l’évidence, il inspirait le respect.
— Je ne serai pas long, a-t-il commencé. (Il s’est arrêté pour regarder Wyoming de haut en bas, avec un sifflement d’admiration.) Aimable señorita, a-t-il dit, pouvez-vous excuser l’infortuné que je suis ? J’ai le pénible devoir d’exprimer mon désaccord avec votre éloquent programme.
Wyoh s’est rebiffée :
— Quel désaccord ? Ce que j’ai dit est la vérité !
— Je vous en prie ! Il ne s’agit que d’un point. Puis-je continuer ?
— Euh… Allez-y.