— Vous avez raison de dire que l’Autorité doit partir. Être dirigés par un dictateur irresponsable pour tout ce qui concerne notre économie est ridicule – que dis-je ? pestilentiel ! Il est évident que le plus fondamental de tous les droits humains, c’est celui au libre négoce. Il me semble pourtant devoir respectueusement vous faire remarquer votre erreur quand vous parlez de vendre du blé à Terra – ou du riz, ou n’importe quelle denrée – à un prix donné. Nous ne devons pas exporter de nourriture !
Le fermier producteur de blé l’a interrompu :
— Et que dois-je faire de tout mon blé, dans ce cas ?
— Allons ! Il serait parfaitement juste d’expédier du blé sur Terra… si l’on nous rendait poids pour poids. Avec de l’eau, des produits azotés, des phosphates. Une tonne contre une tonne. Autrement, aucun prix ne sera suffisant.
— Un moment, a dit Wyoming au fermier. (Puis, s’adressant à Prof :) Ce n’est pas possible, et vous le savez bien. Les expéditions en direction de Terra sont bon marché, et elles coûtent cher quand les vaisseaux remontent vers Luna. Nous n’avons besoin ni d’eau ni de produits chimiques manufacturés, mais de choses beaucoup moins lourdes : des outils, des médicaments, des matières à traiter, des machines, des vannes de commande. J’ai consacré de longues heures à ce problème, monsieur. Si nous pouvons obtenir, au marché libre, des prix corrects…
— S’il vous plaît, mademoiselle ! Puis-je continuer ?
— Allez-y. Je tiens à vous réfuter.
— Fred Hauser nous a dit que la glace devenait difficile à trouver. Si aujourd’hui, cela nous semble une mauvaise nouvelle, ce sera une catastrophe pour nos petits-enfants. Luna City devrait utiliser aujourd’hui la même eau que nous utilisions il y a vingt ans… avec, en plus, un peu plus de glace minérale pour répondre aux besoins de la population grandissante. Mais nous n’utilisons l’eau qu’une seule fois : selon un cycle complet, de trois manières différentes. Puis nous l’expédions en Inde. Sous forme de blé. Bien que le blé soit traité sous vide, il contient de cette eau si précieuse. Pourquoi expédier de l’eau en Inde ? Ils possèdent tout l’océan Indien ! En définitive, le blé revient tout simplement trop cher à expédier, car l’engrais est de plus en plus difficile à trouver même si nous savons maintenant faire pousser les plantes alimentaires sur le rocher. Camarades, écoutez-moi ! Chaque chargement que vous expédiez sur Terra condamne vos petits-fils à une mort lente. Le miracle de l’assimilation chlorophyllienne, le cycle végétal-animal, demeure un cycle fermé. Vous l’avez ouvert, et c’est votre sang nourricier qui est en train de s’écouler vers Terra. Non, vous n’avez pas besoin de prix plus élevés, car l’argent ne se mange pas ! Ce dont vous et moi avons besoin, c’est de mettre fin à ce gaspillage. Donc : l’embargo, total et absolu. Luna doit se suffire à elle-même !
Une douzaine d’assistants se sont mis à crier pour se faire entendre ; un plus grand nombre encore parlaient à voix haute, tandis que le président donnait de grands coups de maillet sur la table. Je ne me suis aperçu de l’interruption qu’au moment où j’ai entendu un cri de femme ; alors, j’ai regardé.
Les portes étaient maintenant grandes ouvertes et je pouvais voir trois gardes armés près de l’issue la plus proche… des hommes revêtus de l’uniforme jaune des gardes du corps du Gardien. À la porte principale, dans le fond, l’un d’eux avait un mégaphone qui couvrait le bruit de la foule et le système de sonorisation : « DU CALME, DU CALME ! » déclarait-il. « RESTEZ OU VOUS ETES, VOUS ETES EN ETAT D’ARRESTATION. NE BOUGEZ PAS, GARDEZ VOTRE CALME. SORTEZ UN PAR UN, LES MAINS VIDES TENDUES DEVANT VOUS. »
Le Nabot a attrapé un homme près de lui et l’a envoyé par la voie des airs sur les gardes voisins ; deux sont tombés, le troisième a fait feu. Quelqu’un s’est écroulé. Une petite fille rousse décharnée de onze ou douze ans s’est jetée d’elle-même dans les jambes du troisième garde et l’a fait rouler à terre. Le Nabot a tendu la main derrière lui, mettant Wyoming Knott à l’abri de la masse de son propre corps, et a hurlé par-dessus son épaule :
— Occupe-toi de Wyoh, Man… suis-moi !
Et il s’est dirigé vers la porte, écartant la foule, à droite et à gauche, comme s’il s’agissait d’enfants.
Il y a eu d’autres cris ; j’ai humé quelque chose, une odeur que j’avais sentie le jour où j’avais perdu mon bras, et j’ai compris avec horreur que les gardes n’utilisaient pas des pistolets à gaz mais des lasers. Le Nabot a atteint la porte et saisi un adversaire dans chaque main. La petite rouquine avait disparu ; le garde qu’elle avait fait tomber rampait à quatre pattes. Je lui ai envoyé mon bras gauche en travers de la figure et j’ai senti une secousse dans l’épaule au moment où s’est brisé sa mâchoire. J’ai dû hésiter car le Nabot m’a poussé en hurlant :
— Remue-toi, Man ! Emmène-la loin d’ici !