— Eh bien, en fait… (Je me suis gratté la tête en souriant de toutes mes dents.) Nous sommes prudents ; nous gardons nos eaux usées et les ordures pour les stériliser et les réutiliser. Nous ne restituons jamais la moindre goutte au système municipal. Mais – ne le dis pas au Gardien, ma chère –, à l’époque où Greg m’apprenait le métier de mineur, nous avons percé le fond du grand réservoir Sud, et nous avons aménagé une vanne sans perdre la moindre goutte d’eau. Nous achetons quand même un peu d’eau pour faire bon effet – notre filon de glace explique de toute façon que nous n’en achetions pas davantage. Quant à l’électricité… eh bien, elle est encore plus facile à voler. Je suis un bon électricien, Wyoh.
— Mais, c’est merveilleux ! (Wyoming m’a gratifié d’un long sifflement ; elle paraissait réjouie.) Tout le monde devrait faire cela !
— J’espère que non, cela se verrait. Laissons-leur trouver eux-mêmes le moyen de rouler l’Autorité ; notre famille, elle, l’a toujours fait. Pour en revenir à tes projets, Wyoh, il y a deux choses qui ne vont pas. Pour commencer, il ne faut jamais compter sur la « solidarité » ; les types comme Hauser céderont, parce qu’ils sont réellement pris au piège et bien incapables de se libérer. Supposons qu’on participe tous à cet élan de solidarité et qu’on ne livre pas le moindre gramme de grain sur l’aire de catapultage. Oublions la glace : c’est le grain qui rend l’Autorité bien plus puissante que le comité impartial qu’elle était censée représenter lors de sa création. Bon. Pas de grain. Qu’arrive-t-il alors ?
— Ils devront tout simplement entamer des négociations pour fixer un prix équitable, un point c’est tout.
— Ma chère, toi et tes camarades, vous vous écoutez trop parler. L’Autorité appellera cela une rébellion et des vaisseaux de guerre se mettront en orbite, chargés de bombes destinées à L City, Hong-Kong, Tycho Inférieur, Churchill et Novylen ; des troupes débarqueront, on chargera des barges de grain sous la protection de l’armée… et les agriculteurs se précipiteront à qui mieux-mieux pour coopérer. Terra possède des canons, le pouvoir, des bombes et des vaisseaux ; elle n’acceptera pas de se laisser agresser sans réagir par d’anciens condamnés. Quant aux fauteurs de troubles comme toi – et moi, du moins en pensée –, ils les acculeront et les élimineront pour nous apprendre à vivre. Ces vers de Terre diront que nous l’avons bien cherché… car on n’écoutera pas notre voix. Pas sur Terra.
Wyoh semblait fort entêtée.
— Des révolutions ont déjà réussi. Lénine n’avait qu’une poignée de compagnons.
— Lénine se battait contre un pouvoir agonisant. Wye, corrige-moi si je me trompe : les révolutions ne réussissent jamais – je dis bien
— Ce n’est pas vrai ! La révolution américaine…
— Le Sud a perdu, niet ?
— Pas cette révolution : celle qui a eu lieu un siècle plus tôt. Ils avaient les mêmes ennuis avec l’Angleterre que ceux que nous avons ici… et ils ont gagné !
— Ah ! celle-là… Mais l’Angleterre n’avait-elle pas aussi des ennuis ? Avec la France, l’Espagne et la Suède, à moins que ce ne soit la Hollande ? Et l’Irlande. L’Irlande a connu la révolte ; les O’Kelly y ont participé. Wyoh, si vous parvenez à déclencher des troubles sur Terra, disons une guerre entre la Grande Chine et l’Europe du Nord, alors, oui, je dirai moi aussi qu’il est temps de tuer le Gardien et de déclarer la déchéance de l’Autorité. Mais pas aujourd’hui.
— Tu es pessimiste.
— Niet. Réaliste. Je ne suis jamais pessimiste. Je suis trop Lunatique pour parier sans la moindre chance. Donne-moi seulement une chance sur dix et je marche. Mais il me faut au moins ça. (J’ai repoussé ma chaise.) Fini de manger ?
— Oui. Bolchoï spasibo, tovaritch. C’était merveilleux !
— Tout le plaisir a été pour moi. Va sur le canapé, je débarrasse la table… non, je n’ai pas besoin d’aide, c’est moi qui reçois.
J’ai nettoyé la table, renvoyé le tout sauf le café et la vodka, replié la table, rangé les chaises, et je me suis retourné pour parler.
Écroulée sur le divan, elle dormait, la bouche ouverte, le visage aussi frais que celui d’une petite fille.
D’un pas silencieux, je me suis rendu dans la salle de bains dont j’ai fermé la porte. Après un bon bain, je me suis senti mieux – j’avais d’abord nettoyé mon collant et il avait eu le temps de sécher lorsque je suis sorti de la baignoire : le monde peut bien s’écrouler si j’ai le temps de me laver et de mettre des vêtements propres !
Petit problème : Wyoh dormait toujours. J’avais pris une chambre à deux lits pour ne pas lui donner l’impression de vouloir l’inciter à coucher avec moi : je n’aurais rien eu contre, mais son refus avait été clair et net. Seulement, il fallait déplier le canapé, et l’autre était encastré dans le mur derrière. Allais-je devoir sortir le matelas, prendre Wyoh dans mes bras comme une enfant endormie et la changer de place ?