— Manuel, je suis vraiment étonné. C’est une affaire grave, mon cher. D’habitude, on procède à l’élimination. Il faut cependant mener une enquête. Êtes-vous venue ici de votre plein gré ?
— Il m’y a tirée.
— Entraînée, chère madame, prenez garde au sens des mots. Portez-vous des marques de coups sur le corps ?
J’ai interrompu le badinage :
— Les œufs refroidissent. Pourquoi ne pas m’éliminer après le petit déjeuner ?
— Excellente idée, a dit Prof. Manuel, pourriez-vous fournir à votre vieux professeur un litre d’eau pour lui permettre de se rendre plus présentable ?
— Tout ce que vous voudrez ! Là-bas. Ne traînez pas, ou vous aurez la part du petit ours.
— Merci, monsieur.
Il s’est éloigné : nous avons entendu des bruits de brosse et d’ablutions. Wyoh et moi avons terminé de mettre le couvert.
— Des coups, ai-je répété. Lutté toute la nuit…
— Tu l’as mérité, tu m’as insultée.
— Comment ?
— Tu as oublié de m’insulter, voilà comment… après m’avoir attirée ici.
— Hmm… Faudra que je demande à Mike d’analyser cette situation.
— Michèle comprendrait, elle. Mannie, j’ai le droit de changer d’idée ? J’aimerais un peu de ce jambon.
— Prends-en la moitié, Prof est semi-végétarien.
Ce dernier est sorti de la salle de bains, sinon au meilleur de sa forme, du moins propre et les cheveux peignés ; ses fossettes étaient réapparues et il avait les yeux brillants, débarrassés de la fausse cataracte.
— Comment avez-vous fait ?
— Beaucoup de pratique, Manuel. J’évolue dans ce milieu depuis bien plus longtemps que vous, jeunes gens. Jadis, il m’est arrivé une fois, une seule, de me promener par une belle journée à Lima – quelle belle ville ! –, sans prendre de telles précautions… et cela m’a valu d’être déporté. Quelle table magnifique !
— Installez-vous près de moi, Prof, lui a dit Wyoh. Je ne veux pas m’asseoir près de Mannie, ce vieux sadique !
— Un instant, ai-je dit. Nous mangeons d’abord, puis nous m’éliminons. Prof, remplissez votre assiette et racontez-nous les événements de la nuit dernière.
— Puis-je proposer une modification du programme ? Manuel, les conspirateurs n’ont pas la vie facile et j’ai appris, bien avant que vous ne soyez né, à ne jamais mélanger la nourriture et la politique. Cela dérange les enzymes gastriques et peut provoquer des ulcères, une des maladies courantes des clandestins. Mmm ! Ce poisson sent vraiment bon !
— Poisson ?
— Le saumon, a répondu le professeur en montrant le jambon.
Après un très long et très agréable intervalle de temps, nous nous sommes servis du thé et du café. Prof s’est enfoncé en soupirant d’aise dans son fauteuil et a déclaré :
— Bolchoï spasibo, gospodin et gospoja. Merci pour ce banquet, c’était merveilleux. Je ne me rappelle pas m’être jamais senti autant en paix avec le monde. Ah, oui ! Hier soir… Je n’ai pas tout vu : comme vous deux qui avez effectué une retraite parfaite, j’ai voulu vivre pour continuer la lutte, et je me suis mis à l’abri dans les coulisses. Quand j’ai osé pointer le nez dehors, la fête était terminée, il ne restait plus personne, à part les chemises jaunes, mortes.
(Note : Il faut ici apporter une correction car j’ai eu, plus tard, d’autres renseignements. Quand la bagarre a commence, alors que j’essayais d’entraîner Wyoh vers la porte. Prof a sorti un pistolet et tiré pardessus les têtes, éliminant trois gardes du corps au niveau de la porte principale arrière, y compris celui qui portait le mégaphone. Comment s’était-il arrangé pour passer l’arme sur le Roc – ou pour se la faire expédier plus tard –, je l’ignore. En tout cas, le coup de feu de Prof avait complété le travail du Nabot qui renversait alors les tables : aucune chemise jaune ne s’en était tirée. Quelques personnes avaient été brûlées, on avait dénombré quatre morts… mais tout avait pris fin en quelques secondes, à coups de couteau, de talon ou à main nue.)
— Peut-être devrais-je dire toutes, sauf une, continuait Prof. Deux cosaques postés devant la porte par laquelle vous avez fui ont reçu l’extrême-onction des mains de notre brave camarade Mkrum le Nabot… et je dois ajouter, à ma grande douleur, que j’ai vu le Nabot écroulé au-dessus d’eux, agonisant…
— Nous le savions.
— Bon.
— Non, pas moi, ai-je répondu.
Wyoh a remué négativement la tête.