— Une organisation fonctionnelle. Comment construit-on un moteur électrique ? Y relierez-vous une baignoire uniquement parce que vous en avez une sous la main ? À quoi vous servirait un bouquet de fleurs ? Un tas de cailloux ? Non, vous n’utilisez que les éléments qui conviennent à leur destination. Vous ne rendez pas le moteur plus puissant que nécessaire – et vous y mettez aussi des coupe-circuit. La fonction crée l’organe.
« De même pour une révolution. Le réseau ne doit pas s’avérer trop important : jamais il ne faut recruter un individu uniquement parce qu’il désire se joindre à vous. Ni chercher à persuader pour le seul plaisir d’avoir quelqu’un d’autre de votre avis. Il vous approuvera le moment venu… ou bien vous vous êtes trompé sur le choix de la date. Naturellement, il faudra mettre en place une organisation éducative, mais elle doit rester distincte ; l’incitation à l’agitation et à la propagande ne fait pas partie de la structure de base.
« Une révolution commence comme une conspiration ; il faut donc une structure de petite taille, secrète, organisée de manière à circonscrire les dommages en cas de trahison – il y en a toujours. Le système des cellules constitue une solution acceptable : jusqu’à maintenant, on n’a encore rien inventé de mieux.
« On a édifié quantité de théories sur la composition optimale d’une cellule. D’après moi, l’Histoire démontre que le nombre idéal de membres s’élève à trois : davantage, et l’on se querelle pour convenir de l’heure du dîner, alors quand il s’agit de frapper… c’est encore pire. Manuel, vous appartenez à une grande famille, votez-vous pour décider de l’heure du dîner ?
— Bog, non ! C’est Mamie qui décide.
— Ah ! (Prof a pris une feuille de papier dans sa bourse, puis a griffonné quelque chose dessus.) Voici un ensemble de cellules de trois membres. Si j’avais l’intention de m’emparer du pouvoir sur Luna, je commencerais par nous trois. L’un de nous serait choisi comme chef. Nous n’aurions pas à voter ; le choix doit être évident. Dans le cas contraire, cela signifie que nous ne sommes pas les trois personnes adéquates. Nous connaîtrions les neuf membres suivants, c’est-à-dire trois cellules… mais chaque cellule ne connaîtrait que l’un de nous.
— Cela ressemble à un diagramme informatique : une logique ternaire.
— Vous trouvez ? Au niveau suivant, il existe deux liaisons : au deuxième niveau, ce camarade connaît son chef et ses deux compagnons de cellule ; au troisième, il connaît les membres de sa sous-cellule et aussi, s’il le souhaite, les membres de celles formées par ses propres compagnons. Une méthode renforce la sécurité, l’autre double la rapidité de colmatage en cas de trahison. Supposons qu’il ne connaît pas les sous-cellules de ses compagnons : Manuel, combien de personnes peut-il trahir ? Ne me dites pas qu’il ne le fera pas : de nos jours, on peut laver le cerveau de n’importe qui, le retourner, le repasser et le recycler. Alors, combien ?
— Six, ai-je conclu. Son chef, ses deux compagnons et les trois de sa sous-cellule.
— Sept, a rectifié Prof, car il se trahit aussi lui-même. Ce qui nous laisse sept maillons brisés à trois niveaux, qu’il faudra réparer. De quelle manière ?
— Je ne vois pas, a répondu Wyoh. Vous les avez organisés de telle manière que tout s’écroule.
— Manuel ? Un exercice pour mon étudiant.
— Bien… Les types qui se trouvent là doivent pouvoir faire parvenir un message à trois niveaux différents. Ils n’ont pas besoin de savoir à qui, seulement où.
— Précisément !
— Mais, Prof, ai-je objecté, il existe un système plus efficace.
— Vraiment ? De nombreux théoriciens de la révolution ont contribué à élaborer ce schéma, Manuel. Et j’ai une telle confiance en eux que je vous propose un pari, à… disons, dix contre un.
— Vous allez perdre votre argent. Prenons les mêmes cellules, et disposons-les comme une pyramide ouverte de tétraèdres. Là où les sommets se rejoignent, chaque type connaît un membre de la cellule voisine : il sait comment lui faire parvenir un message, c’est tout ce dont il a besoin. Les communications ne sont jamais coupées parce qu’elles se font horizontalement aussi bien que verticalement. Une sorte de réseau neuronal. Tout comme on peut pratiquer une incision dans le crâne d’un homme, en extraire une partie de son cerveau sans l’empêcher pour autant de penser. Il perd ce qui a été détruit mais il continue de fonctionner.
— Manuel, a dit Prof, peu convaincu, pourriez-vous me faire un croquis ? Cela paraît valable, mais tellement contraire à la doctrine orthodoxe… il faut que je voie ça.
— D’accord… ce serait plus facile si je disposais d’un logiciel graphique. Je vais essayer.
(Facile, dites-vous ? Allez-y : dessinez une pyramide ouverte à cinq niveaux, avec cent vingt et un tétraèdres, de manière que le croquis reste assez clair et que l’on puisse bien voir les liaisons !)