— En y repensant, a admis Prof, je ne vois pas grand danger à cet enregistrement. Un rassemblement de cette importance comporte toujours des espions, et l’un d’eux aurait tout à fait pu enregistrer les débats comme vous l’avez fait, Manuel. Je suis quand même choqué de cette indiscrétion de votre part, mon cher ; une faiblesse que ne doit jamais connaître un membre d’une conspiration, et surtout pas un membre important, comme vous.
— Je n’étais membre d’aucune conspiration quand j’ai donné cet enregistrement à Mike… et je n’en ferai pas partie tant qu’on ne m’indiquera pas de meilleures probabilités que celles exposées jusqu’ici !
— Je retire ce que j’ai dit ; vous n’avez pas été indiscret. Mais, prétendez-vous sérieusement que cette machine pourrait prédire le résultat d’une révolution ?
— Je ne sais pas.
— Moi, je le pense, a dit Wyoh.
— Un instant, Wyoh. Prof, il pourrait certainement le faire si on lui fournissait les données nécessaires.
— C’est bien ce que je pense, Manuel. Je crois cette machine tout à fait apte à résoudre des problèmes que je suis incapable d’étudier. Mais un problème de cette importance ? Il faudrait qu’il connaisse – bonté divine ! – toute l’Histoire de l’humanité, tous les détails de la situation sociale, politique et économique de Terra à l’heure actuelle, comme celle de Luna ; qu’il possède des connaissances approfondies en psychologie et dans toutes les sciences annexes, un énorme savoir technologique, toutes les techniques d’armement, de communication, la stratégie et la tactique, les méthodes de l’agit-prop, et qu’il ait lu les grands classiques comme Clausewitz, Guevara, Morgenstern, Machiavel, et beaucoup d’autres.
— C’est tout ?
— C’est tout ? Mon pauvre garçon !
— Prof, combien de livres d’Histoire avez-vous lus ?
— Je ne sais pas. Plus d’un millier.
— Mike peut en consulter autant cet après-midi : sa vitesse n’est limitée que par la méthode d’exploration, et il peut emmagasiner les données encore plus vite. En un éclair, quelques minutes tout au plus, il peut retrouver et connecter tous les faits entre eux, noter les contradictions et évaluer les probabilités et les incertitudes. Prof, Mike lit chaque lettre de chaque journal de Terra. Chaque publication technique. Il lit aussi des romans – tout en sachant qu’il ne s’agit que de fiction – parce qu’il n’a pas assez à faire pour s’occuper et qu’il est constamment avide de lectures. S’il y a un livre qu’il lui faut consulter pour l’aider à résoudre notre problème, dites-le. Il le potassera aussitôt que je me mettrai en rapport avec lui.
Prof a cligné des yeux.
— Je m’incline. Très bien, voyons donc s’il peut s’en charger. Mais je persiste à penser qu’il existe quelque chose comme de l’« intuition » ou du « jugement humain ».
— Mike a de l’intuition, a répliqué Wyoh. De l’intuition féminine, je veux dire.
— Quant au jugement, ai-je ajouté, Mike n’est effectivement pas humain. Mais tout ce qu’il possède provient des hommes. Faites connaissance, et vous serez à même d’apprécier son jugement !
J’ai donc décroché le combiné :
— Allô ! Mike !
— Allô ! Man ! mon seul ami mâle. Bonjour, Wyoh ma seule amie femme. J’entends une troisième personne. Je suppose que ce doit être le professeur Bernardo de La Paz.
Prof a paru surpris, puis ravi. J’ai confirmé :
— Parfaitement exact, Mike. Voilà pourquoi je t’ai appelé ; le professeur est non-stupide.
— Merci, Man ! Professeur Bernardo de La Paz, je suis ravi de faire votre connaissance.
— Je suis ravi, moi aussi, monsieur. (Prof a hésité, puis continué.) Mi… Señor Holmes, puis-je vous demander comment vous avez su que j’étais ici ?
— Je suis désolé, monsieur ; je ne peux répondre. Man ? Tu connais mes méthodes…
— Mike est malin. Prof. Il fait allusion à quelque chose qu’il a appris en faisant un travail confidentiel pour mon compte. Il vous laisse donc croire qu’il vous a identifié en entendant votre présence ; il peut d’ailleurs vous en dire beaucoup grâce à votre respiration et aux battements de votre cœur… votre poids, votre âge à peu de chose près, votre sexe, et même de nombreux détails sur votre santé ; les connaissances médicales de Mike sont du même niveau que le reste.
— Je suis heureux d’ajouter, a dit Mike avec sérieux, que je n’ai relevé aucun signe de maladie cardiaque ou respiratoire, chose assez surprenante pour un homme de l’âge du professeur, qui a passé tant d’années sur Terra. Je vous en félicite, monsieur.
— Je vous remercie, Señor Holmes.
— Tout le plaisir est pour moi, professeur Bernardo de La Paz.