Outre mon travail, le Parti et mon entraînement, il y avait la ferme. Nous avions perdu trois fils qui s’étaient mariés mais nous nous étions enrichis de deux beaux garçons. Frank et Ali. Et puis Greg est parti travailler pour la LuNoHoCo comme foreur en chef pour la nouvelle catapulte.
On ne pouvait se passer de lui là-bas. Il faut beaucoup d’expérience pour engager une équipe de construction. Nous pouvions prendre des travailleurs n’appartenant pas au Parti pour la plus grande partie du chantier, mais nous devions mettre aux postes clés des partisans aussi compétents d’un point de vue technique que politiquement sûrs. Greg n’avait pas envie de partir ; la ferme avait besoin de lui et il n’aimait pas quitter sa congrégation. Il a malgré tout fini par accepter.
Ce qui m’a obligé à redevenir valet de ferme à temps partiel pour m’occuper des cochons et des poulets. Hans est bon agriculteur : il se chargeait des récoltes et faisait le travail de deux hommes. Mais Greg avait dirigé la ferme depuis la retraite de grand-papa et Hans n’aimait pas endosser de nouvelles responsabilités. En tant qu’aîné, c’est moi qui aurais dû l’assumer mais Hans connaissait mieux le travail de la terre ; il avait toujours été implicitement admis qu’un jour il succéderait à Greg. J’ai donc accepté de l’aider, m’efforçant de toujours suivre son avis, m’astreignant à me faire ouvrier agricole à mi-temps chaque fois que je trouvais quelques instants de libres. Je n’avais vraiment pas beaucoup l’occasion de me reposer.
Vers la fin de février, je revenais d’un long voyage qui m’avait conduit à Novylen. Tycho Inférieur et Churchill. La nouvelle ligne de métro qui venait d’être mise en service traversait maintenant Sinus Medii, aussi suis-je allé à Hong-Kong Lunaire pour établir des contacts commerciaux. Je pouvais maintenant assurer un service de dépannage immédiat, ce qui m’avait été impossible jusqu’alors car le bus d’Endsville à Beluthihatchie ne circulait que pendant l’obscurité d’une demi-lunaison.
En fait, ces affaires servaient à dissimuler mes activités politiques : les liaisons avec Hong-Kong restaient difficiles. Wyoh avait bien fait avancer les choses par téléphone avec « le camarade Clayton », le deuxième membre de sa cellule. C’était un de ses vieux amis, il avait toute son estime. Et son dossier était vierge sur le dossier « Zèbre » d’Alvarez. Une fois Clayton au courant de nos intentions, nous lui avions indiqué les branches pourries et l’avions encouragé à mettre en place un système cellulaire, sans pour autant toucher à l’ancien réseau. Wyoh lui avait même proposé de continuer à s’en occuper, comme par le passé.
Mais le téléphone ne vaut jamais le contact personnel. Hong-Kong possédant une indépendance beaucoup plus marquée à l’égard de l’Autorité, elle aurait dû constituer pour nous une véritable forteresse. Ses services publics ne tombaient pas sous le contrôle du Complexe. Elle en était d’autant moins dépendante que jusqu’à une époque très récente, le manque de transports métropolitains sur les grandes distances avait rendu beaucoup moins intéressantes les ventes sur l’aire de catapultage ; ses finances étaient beaucoup plus fortes : les billets de la Banque de Hong-Kong Lunaire cotaient plus hauts que ceux, officiels, de l’Autorité.
Je suppose que les dollars de Hong-Kong ne constituaient pas une « devise » au sens légal du terme. L’Autorité ne les reconnaissait pas ; quand j’étais allé sur Terra, j’avais dû acheter des billets de l’Autorité pour payer mon passage. J’avais cependant emporté des dollars de Hong-Kong, négociables sur Terra au prix d’un léger escompte, alors que les billets de l’Autorité y étaient à peu près sans valeur. Monnaie ou pas, d’honnêtes banquiers chinois acceptaient les billets de la Banque de Hong-Kong au lieu de les considérer comme de simples bordereaux sans valeur. Cent dollars de Hong-Kong valaient 31,100 grammes d’or (ce qui représentait une once du vieux système Troy) payables à vue au bureau central – où ils gardaient une réserve d’or importé d’Australie. On pouvait aussi demander en échange diverses marchandises, de l’eau non potable, de l’acier d’une qualité voulue, de l’eau lourde pour répondre aux cahiers des charges des centrales nucléaires, ou toute autre chose. Tout cela pouvait se régler avec des billets officiels mais les prix de l’Autorité augmentaient sans cesse. Je ne connais rien à la théorie fiscale : le jour où Mike a essayé de me l’expliquer, j’ai attrapé un terrible mal de tête. Contentez-vous de savoir que nous étions reconnaissants de recevoir cette non-monnaie alors que nous n’acceptions qu’avec répugnance les billets officiels – et pas seulement parce que nous haïssions l’Autorité.