Simon a fait son apparition sur toute l’étendue de Luna le même jour et, à partir de ce moment, n’a jamais disparu. Très rapidement, des volontaires sont venus à son aide ; ses vers et ses petits dessins étaient si faciles à dessiner que n’importe qui pouvait les reproduire et l’on en voyait dans beaucoup plus d’endroits que prévu. Cette diffusion ne pouvait provenir que de sympathisants itinérants. Quand les vers et les caricatures ont aussi fait leur apparition à l’intérieur du Complexe, nous savions qu’il ne pouvait s’agir de notre œuvre, car nous n’avions jamais recruté de membres du Service civique. C’est ainsi que trois jours après la première publication d’un poème burlesque très grossier – qui laissait supposer que l’obésité du Gardien résultait de ses mœurs dissolues –, le texte s’est retrouvé diffusé partout, reproduit sur des autocollants, avec un dessin fort amélioré où la grasse victime de la fourche de Simon était parfaitement reconnaissable. Nous n’avions ni acheté ni fait imprimer ces papillons. Mais ils ont fait leur apparition dans L City, dans Novylen et dans Hong-Kong ; on en avait collé presque partout, dans les cabines téléphoniques, sur les poteaux des corridors, sur les portes des sas pressurisés, sur les rampes d’accès et autres. J’ai fait effectuer un comptage et l’ai transmis à Mike qui m’a informé que, dans la seule ville de Luna City, on avait collé plus de soixante-dix mille de ces adhésifs.
Je ne connaissais pas une seule imprimerie dans tout L City qui aurait pris le risque de faire un tel travail, ni même qui fût équipée pour cela. Je commençais à me demander s’il n’existait pas une autre cabale révolutionnaire… Les vers de Simon remportaient un tel succès qu’on les aurait crus issus d’un poltergeist auquel ni le Gardien ni le chef de la Sécurité ne pouvaient échapper. « Cher Morti la Peste » disait une lettre, « fais bien attention s’il te plaît, de minuit jusqu’à 4 heures demain matin. Baisers affectueux, Simon », suivi d’une paire de cornes et d’un large sourire. Par le même courrier, Alvarez avait reçu lui aussi une lettre qui lui déclarait : « Grande face de crapaud, si le Gardien se casse une jambe demain, ce sera par ta faute. Fidèlement, ta conscience, Simon » avec, une fois encore, les cornes et le sourire.
Nous n’avions rien préparé du tout ; nous nous sommes contentés d’attendre que Morti la Peste et Alvarez ainsi que les gardes du corps en perdent le sommeil, ce qui n’a pas tardé à se produire. Mike s’est contenté d’appeler le Gardien sur sa ligne privée, à plusieurs reprises, entre minuit et 4 heures du matin ; son numéro ne figurait pas à l’annuaire et n’était, en principe, connu que de son état-major. Mike a aussi appelé en parallèle plusieurs membres de l’état-major et les a mis en communication avec le Gardien, ce qui a d’abord eu pour résultat de créer une belle confusion, puis de mettre le Gardien en rage contre ses assistants – il a catégoriquement refusé leurs excuses.
Véritable aubaine : le Gardien, fulminant, est réellement tombé clans l’escalier en voulant le descendre en courant ; seul un nouveau débarqué s’y essaye – une seule et unique fois. Il a fait un vol plané et s’est payé une belle entorse à la cheville – un résultat guère éloigné d’une fracture, soit dit en passant. Nous avons surtout eu la chance qu’Alvarez ait été présent lors de l’accident.
C’est ainsi que nous leur avons fait perdre le sommeil. Comme ce bruit que nous avons répandu selon lequel la catapulte de l’Autorité avait été minée et allait sauter pendant la nuit. Quatre-vingt-dix hommes plus dix-huit ne peuvent fouiller une centaine de kilomètres de catapulte en quelques heures, surtout pas quand il s’agit de dragons de la Paix détestant travailler avec des combinaisons pressurisées dont ils n’ont pas l’habitude. Cette fouille en question s’est passée lors de la nouvelle Terre, alors que le Soleil était haut ; restés à l’extérieur beaucoup trop longtemps, ils ont donc réussi à mijoter leurs propres accidents, tout en mijotant eux-mêmes. Il s’est produit ce qui a ressemblé le plus, dans toute l’histoire du régiment, à une mutinerie. D’ailleurs, l’un des accidents a été fatal à un sergent – tombé, ou bien poussé, nous ne l’avons jamais su.
Les alertes nocturnes rendaient de plus en plus irritables les dragons de la Paix qui surveillaient les passeports, ce qui provoquait toujours davantage de heurts avec les Lunatiques et, naturellement, accentuait la mésentente. Et sans cesse, Simon augmentait la pression.
Les vers d’Adam Selene relevaient du niveau supérieur. Mike les soumettait à Prof et acceptait sans se vexer son jugement littéraire (un jugement valable, selon moi). Les rimes et le rythme de Mike sonnaient parfaitement juste, car il possédait en mémoire la totalité de la langue anglaise ; en quelques microsecondes, il pouvait trouver le mot convenable. Sa seule faiblesse se situait dans son inaptitude à l’autocritique. Mais sous la ferme tutelle de Prof, il a fait de rapides progrès.