— Arrête tes bêtises. Qui est-ce ?
— Bog sait ! Veux-tu que je me renseigne ?
Tout à coup, je me suis rappelé, comme lorsqu’un film de vidéo vous revient en mémoire. J’aurais aimé que Wyoh fût avec moi, mais nous ne nous montrions jamais ensemble en public. Cette rouquine maigrichonne avait assisté à la réunion au cours de laquelle le Nabot avait été tué. Elle écoutait avec beaucoup d’attention, assise par terre contre le mur, applaudissant avec frénésie. Puis je l’avais encore vue effectuer un sacré vol plané : elle s’était lancée en l’air comme un ballon et avait heurté aux genoux une chemise jaune, celle à qui j’avais, un instant plus tard, brisé la mâchoire.
Wyoh et moi vivions libres uniquement parce que cette gosse savait réagir vite en situation de crise.
— Non, ne lui parle pas, ai-je dit à Sidris. Mais je voudrais la garder sous surveillance. Dommage que nous n’ayons pas un de tes Irréguliers sous la main !
— Va téléphoner à Wyoh, nous en aurons un dans cinq minutes.
C’est ce que j’ai fait. Puis Sidris et moi avons continué notre promenade en faisant du lèche-vitrines d’un pas lent, tout comme l’intéressée. Au bout de sept à huit minutes, un petit garçon s’est arrêté devant nous.
— Hello ! tante Mabel ! Salut ! oncle Joe !
Sidris lui a serré la main.
— Salut ! Tony ! Comment va ta maman, mon ange ?
— Très bien. (Et il a ajouté dans un souffle :) Je m’appelle Jock.
— Attends, m’a dit Sidris calmement. Continue de la surveiller.
Et elle a emmené Jock dans une pâtisserie.
Elle m’a rejoint en ressortant. Jock la suivait, une sucette dans la bouche.
— Au revoir, tante Mabel ! Et merci !
Il s’est éloigné en se dandinant, puis s’est approché de la petite rouquine en faisant mine d’admirer la vitrine d’un air solennel. Sidris et moi sommes rentrés à la maison.
Un rapport m’attendait : « Elle est allée au jardin d’enfants
— Encore un peu.
J’ai demandé à Wyoh si elle se rappelait de la gosse. Réponse affirmative, mais elle n’avait pas la moindre idée de son identité.
— Tu devrais demander à Finn.
— On peut faire mieux.
J’ai appelé Mike.
Oui, le jardin d’enfants
Il m’a enfin déclaré :
— Man, j’ai entendu trois voix qui pourraient convenir à l’âge et au type physique recherchés. Deux d’entre elles répondent à des noms que je suppose masculins, la troisième à quiconque dit « Hazel ». Et il y a une vieille femme qui l’appelle sans arrêt. Sûrement sa patronne.
— Mike, regarde le dossier de l’ancien mouvement. Vérifie Hazel.
— Quatre Hazel répertoriées, m’a-t-il répondu immédiatement, et la voici : Hazel Meade, les Jeunes Camarades, Mouvement Auxiliaire, jardin d’enfants
— C’est notre petite fusée ! Merci, Mike. Wyoh, rappelle la surveillance. Bon travail !
— Mike, appelle Donna et fais passer la consigne, tu seras un amour.
J’ai laissé aux filles le soin de recruter Hazel Meade, et je ne l’ai pas revue avant le jour où Sidris l’a amenée à la maison, deux semaines plus tard. Wyoh a exigé un rapport avant cela : question de principe. Sidris avait complété sa cellule mais voulait quand même y inclure Hazel Meade. Outre cette entorse au règlement, Sidris hésitait à recruter une enfant. Le mouvement avait pour politique de n’enrôler que des adultes âgés de plus de seize ans.
J’en ai référé à Adam Selene et à la cellule de direction.
— Telles que je conçois les choses, ai-je dit, ce système de cellules ternaires doit nous rendre service, et pas nous lier bras et jambes. Je ne vois aucun mal à ce que la camarade Cecilia accueille un membre supplémentaire. Ni aucun véritable danger pour notre sécurité.
— Je suis d’accord, a dit Prof. Mais je propose que ce membre supplémentaire ne fasse pas partie de la cellule de Cecilia – qu’elle n’en connaisse pas les autres membres, je veux dire, sauf si les missions de Cecilia le rendent nécessaire. Et vu son âge, je ne crois pas judicieux de lui laisser faire du recrutement. Oui, le vrai problème, c’est son âge.
— D’accord aussi, a dit Wyoh. Parlons-en.
— Mes amis, a appelé Mike avec une certaine hésitation (pour la première fois depuis des semaines, il semblait hésiter ; bien plus qu’une machine solitaire, il était maintenant devenu « Adam Selene », un directeur plein d’assurance), peut-être aurais-je dû vous tenir au courant mais il m’est déjà arrivé d’accorder de semblables autorisations. Cela ne semblait pas prêter à discussion.
— Non, Mike, nous ne nous disputons pas, l’a rassuré Prof. Un président doit savoir utiliser son propre jugement. Quel est l’effectif de notre cellule la plus importante ?
— Cinq. C’est une cellule double : trois plus deux.