Le soir toute la famille était réunie autour du bifteck-frites[68]. On avait mangé une omelette flambée[69] et M. Georges s’installa dans la pièce commune pendant que les femmes lavaient la vaisselle, mettaient de l’ordre dans la cuisine. Vide-ordures, eau chaude, il n’est pas resté longtemps seul à lire le journal, Mme Donzert est venue très vite s’installer à côté de lui et a sorti son tricot d’une corbeille à ouvrages ; Martine faisait des ongles à Cécile et la radio chantonnait.
— Tu te rends compte, Martine, que tu as déjà gagné deux manches ?[70] Je veux dire, dans ta courte vie… dit M. Georges.
M’man Donzert regarda son mari par-dessus les lunettes : Georges était un homme plein de tact, mais les jeunes filles, c’est délicat, se rendait-il compte de ce que cette rencontre de la veille représentait pour Martine ?
— …deux manches. La première, quand M’man Donzert t’a recueillie, continua M. Georges….La deuxième, quand M’man Donzert t’a emmenée à Paris. C’est elle ton destin et ta bonne étoile. Songe, la petite-perdue-dans-les-bois, la voilà dans un grand immeuble moderne à Paris ! Elle est belle, elle a du travail dans un Institut de luxe… Ne rate pas la manche suivante, fillette…
M’man Donzert plia son tricot : elle était trop énervée pour continuer à tricoter. En vérité toute la maison était inquiète de ce qui avait bien pu arriver à Martine la veille au soir, et personne n’osait lui en parler directement, pas même Cécile. Mais cette rencontre à Paris avait quelque chose de surnaturel. Le rêve d’une jeune fille romanesque, un rêve qui aurait dû fondre devant un quelconque homme réel, M’man Donzert commençait à trouver ce rêve anormalement tenace. Jusque-là, elle se disait seulement que l’homme réel tardait à paraître et que la passion de Martine pour ce Daniel, auquel elle n’avait jamais parlé, ressemblait à de la folie. Toutes les fillettes commencent par s’amouracher au hasard, il leur faut un objet pour rêveries amoureuses, puis vient l’homme réel. Mais cette Martine, qui continuait à attendre, avec une patience fervente et têtue, et ce Daniel qui passait sans un regard pour elle… Alors M’man Donzert aurait voulu lui parler, la prévenir… de quoi au juste ? Où cela pouvait la mener… mais quoi cela ? Il n’y avait rien à dire contre Daniel, jusque-là il n’avait pas profité de la situation, au contraire. Il était d’une famille respectable et l’on disait que son père était fort riche, quand même il continuait à vivre dans sa vieille ferme sans l’aménager.
Qu’avait-il donc de si inquiétant, ce Daniel ? Probablement la passion que Martine lui vouait. D’ailleurs de lui-même, qu’en savait-on ? Qu’il ait été héroïque pendant la Résistance, c’était beau, ça… Maintenant il était un étudiant attardé, il avait quand même vingt-trois ans et il venait d’entrer à École d’Horticulture, à Versailles… Alors, quand est-ce qu’il commencerait à gagner sa vie ?
Le père Donelle passait pour quelqu’un qui avait fait un nœud si serré aux cordons de sa bourse[71] qu’il était difficile à défaire. Et puis le fait que Martine avait toujours voué à ce Daniel un pareil culte ne voulait pas dire que lui, de son côté aurait du sentiment pour elle, et il serait capable d’en profiter et de la laisser tomber… Cette Martine, une sotte, une folle ! M’man Donzert pensait que c’était aussi sa faute à elle de ne pas avoir su, en bonne catholique, inculquer à Martine le sens du péché pour ainsi dire.
— Martine a toujours été raisonnable, dit M’man Donzert. Elle n’est pas faite, avec les goûts qu’elle a pour épouser un ouvrier. Elle n’y songe pas. Moi, je suis d’une famille d’ouvriers, et mon premier mari était un ouvrier, mais je comprends bien que mes filles veulent s’élever au-dessus de notre condition.
— Maman, dit Cécile, personne ne veut s’élever au-dessus de toi. Jacques est un ouvrier et c’est très bien comme ça…
— Ça, on le saura après si « c’est très bien comme ça… », dit M’man Donzert impatientée, mais Martine, encore moins que toi est faite pour épouser un ouvrier. Vous êtes des princesses. D’ailleurs il n’en est pas question, du moins pour Martine. Tu sais bien, Martine, comment tu es, tu tournes de l’œil quand tu vas dans des cabinets qui ne sont pas propres… Et il te faut changer des serviettes tous les jours… Et le lit ! Tu as les reins rompus si tu n’as pas un sommier et un matelas extra.
— La Princesse sur le petit pois… Curieux… curieux… dit M. Georges et il ajouta :
— Connaissez-vous ce conte, Mesdames ?