XII. UNE PLACE FORTE[110]
Martine serait-elle une autre fois dans sa vie heureuse comme elle le fut ce soir, cette nuit et le lendemain encore ? Ce bonheur n’était pas à crédit, comme l’appartement et la quatre-chevaux, ce bonheur ne devait rien à’ personne, ou plutôt, elle l’avait payé elle-même pendant tant et tant d’années et maintenant il lui appartenait, on ne pouvait plus le lui reprendre.
Ils avaient traversé des pays qui leur paraissaient étranges parce qu’ils surgissaient soudain au sortir des arbres et des baisers… Ils n’avançaient pas vite, même lorsqu’ils avançaient parce que Daniel conduisait d’une main, il ne savait peut-être pas danser, mais il savait conduire, les maris savent conduire, hein, Martine ? et vous embrasser… La vallée de la Seine autour d’eux était sonore. Pour Martine c’était un vrai voyage, elle qui n’avait jamais rien vu d’autre que son village et Paris.
Ils soupèrent dans le jardin d’un hôtel isolé dans la campagne, quelque part près du Louviers[111]. Il était plus de dix heures du soir, mais le temps était si doux, à rester dehors sans fin. Martine et Daniel, avant de se mettre à table marchaient dans le parc de l’hôtel…
Martine était saoule de bonheur, et elle se mit à rire comme une folle, parce que sur la table préparée pour eux, si bien ordonnée, servie, fleurie, une pie se promenait ! Une vulgaire pie noire qui était en train de mettre son bec partout, et lorsque le garçon tenta de la chasser, la pie se mit à pousser des cris, attrapa la nappe dans son bec et tira dessus. Toute une affaire pour la chasser ! Le patron s’approcha, le sourire complice :
— Cet oiseau est insupportable, dit-il, mais il amuse tant les clients ! Et nous aussi ! On s’y est attaché… Il faut seulement le surveiller. Et il emporte tout ce qui brille, méfiez-vous, Madame !
Daniel regardait rire Martine et trouvait que la pie était un oiseau fantastique.
— Ah, disait Martine, ah !.. Cette pie noire et voleuse… Quand j’étais encore Martine-perdue-dans-les-bois, ma mère, la Marie, m’appelait une pie noire et voleuse, parce que je fauchais tout ce qui était lisse et brillant !.. Les billes de mes petits frères… Ça me faisait un plaisir ! de les tripoter dans la poche de ma blouse… Ma mère criait : une pie noire et voleuse ! Et tous les petits frères reprenaient en cœur : une pie ! Et voilà qu’on me met une pie sur la table, la nuit de mes noces ! Crevant ![112]
— Crevant n’est pas le mot, je t’assure, mon Martinot — Daniel versait à boire — une pie, ce n’est ni crevant, ni impeccable… C’est une sorcière comme toi… Donne-moi tes petites mains Martine… Je te tiens…
Daniel tenait les mains de Martine, solidement.
A d’autres tables on se disait d’autres contes… Des couples étaient venus ici dans ces grosses voitures qui les attendaient au fond du vaste garage, brillant dans les pénombres de leur vernis impeccable, les hommes avaient de quoi se payer la voiture, la femme, et les poulets froids en gelée, et le vin délicieux. Tout était ici fraîcheur et plaisir… les femmes belles, les hommes soignés… La seule personne de mauvaise humeur était la pie. Martine et Daniel se levèrent. Une chambre minuscule, toute tapissée d’une étoffe à fleurs. La fenêtre ouvrait sur le ciel et les parfums de la nuit.
Le matin, ils découvrirent devant eux une pelouse, et plus loin, à l’infini[113], la verdure des champs… Martine à nouveau éprouva un bonheur aigu devant l’excellence du petit déjeuner, les tasses fines, les petits pots de confitures, les croissants… Et il y avait des roses sur le plateau. Martine les serra contre sa chemise, pas du nylon, de la soie pure : pour sa nuit de noces, Martine avait voulu de la soie et des dentelles…
— Dieu, ce que tu es belle ! — dit Daniel la regardant stupéfait, comme on est stupéfait, lorsqu’on se lève le matin, de la beauté d’un jardin avec les oiseaux et la rosée.
Ils allaient maintenant tout droit à la ferme familiale des Donelle pour y passer les vacances de lune de miel : après toutes les dépenses faites on ne pouvait guère en faire d’autres.
Daniel était un peu ému à l’idée d’introduire Martine dans le monde de son enfance.
Ils approchaient : la ferme isolée grandissait à vue d’oeil[114]. Rien que des murs… En pierre grise, une forteresse rectangulaire avec trois tourelles, deux rondes et une carrée. La partie du mur donnant sur la route était très haute, devenait maison, percée de quelques fenêtres et d’un portail en bois. A côté portail il y avait une porte vernie avec une plaque du cuivre : « Donelle, horticulteur ». Ils étaient arrivés.
— N’aie pas peur, mon Martinot, disait Daniel pour la centième fois, toi qui n’aimes pas le désordre…
Le portail s’ouvrit. Un jeune ouvrier très blond enleva son chapeau de paille. Il referma le portail derrière eux et disparut] dans la maison. Daniel rangea la voiture à côté de la Citroën paternelle. Les chiens aboyaient et bondissaient.