— Tu crois ? — Ginette se mit à rire. — Tu sais ce que j’en dis…
Ginette partie, Martine alla consulter son miroir. Dieu sait que Martine connaissait son reflet, c’était son métier que d’étudier ce qui allait le mieux à son teint d’or, à sa stature…
Martine se regardait dans la glace : la voilà de la tête aux pieds. Tout était bien en place, la netteté irréprochable du front, l’ovale de joues, la soie des paupières… S’il y avait eu le moindre soupçon de rides, vous pensez que Martine l’aurait remarqué aussitôt, elle qui se regardait comme à travers une loupe tous les jours. Il n’y en avait pas. Ce n’était pas ça. Et ce n’est pas à cause d’une ride que Martine ressentit soudain comme une décharge électrique : elle n’avait plus vingt ans ! et cela se voyait ! elle n’avait plus vingt ans ! Martine se regardait… Quelque chose lui avait échappé, quelque chose s’était infiltrée sans qu’elle s’en aperçût… Elle se rejeta en arrière, se détourna de la glace, y revint d’un seul coup, pour se surprendre là-dedans… Elle ne se reconnut pas ! Qui était cette femme au teint bilieux, à l’expression intense et dure ? Elle avait toujours si bien regardé les détails qu’elle avait négligé l’ensemble. Elle n’avait pas gagné de rides, mais elle avait perdu quelque chose… l’aimable, le féminin…
Martine se mit au lit à huit heures du soir, sans faire sa toilette, laissant ses vêtements sur le tapis… Elle était malade sûrement. Des nausées. Il lui fallut courir à la salle de bains…
Elle alla se recoucher. Le divorce. Si cette idée était venue à Ginette, d’autres devaient penser comme elle. Daniel voulait peut-être divorcer ? La quitter pour tout à fait ! Un violent coup de rasoir au foie[271] vint la distraire de sa peine : une crise hépatique[272], voilà ce qu’elle avait ! Et pas de téléphone, personne pour aller chercher un docteur.
La douleur se calmait. Elle n’avait plus vingt ans parce qu’elle était malade. « Tu n’as plus vingt ans ! » Comme elle avait dit ça, Ginette. Il n’y avait plus que le sens, il y avait quelque chose d’autre encore… l’intonation… Celle de Daniel ! C’était ça ! Exactement. Ginette et Daniel ! Martine ressentit une émotion si aiguë que tout son corps y participa.
Comme dans un livre de compte, Martine suivait les colonnes des heures et des jours : les arrivées et les départs de Daniel, les visites de Ginette… les paroles, les rendez-vous… Elle avait été confiante, elle avait eu de l’affection pour cette putain de Ginette. Comment vivre maintenant avec cette idée ? Alors, quoi… se tuer ? Laisser la place à Ginette ?
Martine se leva… Le foie se tenait tranquille, mais elle avait le vertige, des points noirs devant les yeux…
XXVII. LE CRI DU COQ
Daniel roulait vers la maison de Martine et pensait à elle… Y a-t-il des passions anachroniques ?… Lorsque jadis, Daniel avait amené Martine pour la première fois dans une chambre d’hôtel, il avait senti s’ouvrir devant lui l’abîme d’une passion profonde comme une forêt la nuit. Martine se tenait à l’orée de cette sombre forêt, y attirant le voyageur. Daniel l’y avait suivie : c’était un homme. Au XXe siècle, on ne croit pas aux fantômes. Daniel était un scientifique, mais un scientifique romanesque. Avec Martine il croyait s’aventurer dans un pays mystérieux. Ce n’était pas là une passion préfabriquée, en matière plastique, elle avait quelque chose d’éternel, d’unique. Daniel n’était pas un homme moyen, c’était un paysan et un chevalier, il aimait le durable et l’héroïque. Il se maria avec Martine et aussitôt ce fut comme un cri de coq à l’aube, comme un signe de croix devant les diableries : tout se dissipa et prit des formes connues et quotidiennes. Martine, sa femme, n’était qu’une affreuse petite bourgeoise, sèche, égoïste. Avec des désirs en matière plastique et des rêves en nylon. Ginette avait raison, Martine était sèche et n’avait de passion que pour son propre confort. Ginette disait encore que si Martine perdait sa beauté c’était que son manque de cœur, commençait à percer… sûr qu’elle n’avait pas de cœur, autrement elle aurait senti que Daniel la trompait.
C’était cela ou à peu près ce que disait Daniel dans sa voiture… Dans huit jours il s’embarquait pour New York, et il comptait rester aux États-unis un an ou plus, pour confronter leurs méthodes de culture des rosiers avec celles de France. M. Donelle père se faisait vieux, il fallait que Daniel se dépêchât de faire ce voyage, tant qu’il pouvait encore s’absenter. Un Donelle des Établissements Donelle ne pouvait qu’être bien reçu par les rosiéristes du monde entier, mais Daniel Donelle s’était déjà fait lui-même connaître par des travaux remarquables dans le domaine de la génétique, et c’était une des plus grandes firmes productrices de rosiers en Californie qui lui avait proposé d’entrer chez elle comme chargé de recherches et hybrideur[273].