Soudain elle s’immobilisa, étendue par terre, et reprit forme humaine. Daniel fit un mouvement, un pas, s’approcha, resta debout au-dessus de ce corps de femme : « Martine ! » appela-t-il. Elle eut une moue de douleur, essaya de se mettre debout, n’y parvint pas, et rampa jusqu’au lit. Il l’aida à s’y hisser, s’en fut chercher un verre d’eau… Mais elle repoussa le verre avec assez de force pour que l’eau se répandît, et elle se mit à parler :
— Ignoble, abject, ordure, salope… Tu m’as pris la vie… exploiteur, fils à papa, buveur de sang… et moi, moi alors ? Je suis déchue, démolie… Le crédit m’a eue…[282] les difficultés du crédit. Tes roses, elles étaient à crédit, tu me les as reprises, salaud ! Comme la machine à laver… Pince-moi, que je me pince pour savoir si je suis vivante, si ce cauchemar est la réalité… Fiancée ! Mon mari a une fiancée !
Elle sombra dans l’injure, un répertoire inépuisable, varié, immonde. Daniel, dans la salle de bains délaya une triple dose de somnifère… Martine dit : « Merci… » et but le verre entier. « Allez, dors… Je suis à côté. »
Elle s’endormit très vite. Daniel allait et venait dans l’appartement. Cette absence de téléphone était infernale ; il aurait aimé appeler un médecin. Daniel était pris entre le dégoût et la pitié. Il avait assez de griefs contre Martine, mais peut-être n’avait-il pas su y faire ?..[283] Peut-être. Il n’était plus temps d’y penser, il était entièrement là-bas, près de Marion, de sa gaieté, de son énergie, ses connaissances scientifiques, son sens des affaires. Elle n’était pas belle comme Martine, comme une vedette de Hollywood[284], elle était belle comme une femme avec laquelle on veut faire sa vie, avec laquelle c’est si naturel, si normal de vivre tous les jours, toutes les nuits, que c’est impossible que cela ne soit pas. Il n’était plus temps de penser qui avait tort… Maintenant il y avait Marion. Daniel balaierait Martine, si elle devenait un obstacle à son union avec Marion. Mais pour l’instant, Martine était une pauvre loque[285] dont il lui fallait s’occuper, tant pis, une malade.
Il alla s’asseoir dans un fauteuil de rotin. Le petit divan du cosy était plus pratique, mais il n’y était plus. Après tout, avec le somnifère, Martine dormait si profondément qu’il pouvait descendre pour téléphoner au docteur… Il était tard. Daniel descendit quand même au tabac et appela le docteur qui promit de venir dans la matinée. Il remonta les escaliers. Tout était calme dans le petit appartement, Martine dormait. Daniel se coucha à côté d’elle, tout habillé.
Il faisait jour… quelle heure ?… depuis combien de temps Martine le regardait-elle dormir, agenouillée près du lit ?
— Pourquoi dors-tu tout habillé ? dit Martine dès qu’il eut les yeux ouverts.
Daniel bougea faiblement, prudemment, comme devant une bête dangereuse, sortie de sa cage :
— Tu étais malade…
— Malade ? Menteur ! Je n’étais pas malade. Le malheur n’est pas une maladie. Non ! Reste couché… Je serai mieux pour te cracher au visage.
Martine cracha. Daniel sauta à bas du lit et une gifle renversa Martine… Debout il s’essuyait avec une écharpe de Martine, soigneusement pliée sur le dossier d’une chaise, avant le drame. Martine siffla comme un chat et se ramassa pour sauter sur Daniel. Daniel n’avait plus pitié, il ne voyait plus devant lui qu’une bête malfaisante à assommer.
Ce n’était pas si facile, Martine était forte. Il lui fallut l’attacher à une chaise avec cette écharpe et sa ceinture.
Lorsque le docteur fit son apparition, il trouva l’appartement saccagé… tout ce qui pouvait se renverser y était renversé, tout était cassé, démoli… au milieu de ce chaos, une femme à peine couverte d’une chemise de nuit en loques, bras et jambes liés comme dans un vieux film américain. M. Donelle qui lui avait téléphoné la veille était dans un triste état, le visage égratigné, la chemise déchirée, nu-pieds, le pantalon fripé… Le docteur avait rencontré Mme Donelle chez Cécile où ils avaient dîné ensemble et ensuite fait une partie de bridge ; une joueuse de bridge remarquable, une femme si calme, si pondérée… Il se rappelait également Daniel Donelle, des « Établissements Donelle », il l’avait vu chez leur ami commun, Jean, qui ne tarissait pas d’éloges pour lui[286]. Le docteur, un jeune psychiatre, était impressionné, presque ému : on a beau avoir l’expérience…
— Elle est complètement folle, dit Daniel à voix basse. Je crois qu’il vaut mieux que je reste à côté…
Le docteur sortait sa trousse :
— Voulez-vous que je vous fasse une piqûre, Madame ? Vous vous sentirez mieux après.
— Faites… répondit Martine attachée à sa chaise, d’une voix normale, triste…
— Voilà, dit le docteur, — vous verrez comme dans un instant vous irez mieux.
— Oh, mais je vais très bien, Docteur… Il n’y a pas de piqûre contre le malheur… Voulez-vous me détacher s’il vous plaît, cette brute m’a traitée d’une façon abjecte.
— Mais bien sûr ! Vous allez vous étendre, vous reposer un peu, n’est-ce pas ?