Il détacha Martine et l’aida à se coucher. Elle s’assoupit presque instantanément, et le docteur vint trouver Daniel qui attendait dans le salon.
— Alors ? dit Daniel anxieux, comment l’avez-vous trouvée ?
— Vous n’avez pas de téléphone ? Il faudrait faire venir une ambulance… Je vais descendre téléphoner pendant qu’elle dort.
Le docteur dégringolait l’escalier. Il semblait prendre la chose à cœur[287]… C’était donc grave ? Pourquoi ne lui avait-il pas répondu ? Daniel essayait de mettre un peu d’ordre dans le chaos, relevait les sièges, essuyait l’eau des vases renversés, ramassait les roses éparses et piétinées, balayait les débris…
Dans la chambre, Martine dormait, respirant bruyamment. Daniel ramassa ses affaires, son jupon, ses bas… La robe de Martine dans ses bras, Daniel se mit à la regarder : couchée sur le dos, la tête de profil sur l’oreiller, penchée sur l’épaule, la joue humide, les cheveux noirs en désordre, elle était belle à ne pas y croire, des femmes comme ça on ne les voit que sur un piédestal dans les verdures des parcs… Ceci était une femme vivante, c’était Martine, la petite perdue-dans-les-bois qui l’attendait dans les rues du village. Martine, née dégoûtée, couchant sur de la paille pourrie, avec les rats qui couraient sur les corps des dormeurs, des- corps jamais lavés… Martine qui était venue avec lui sans rien demander, qui travaillait comme une damnée pour avoir des fauteuils en rotin, des choses propres et qui brillent, un matelas à ressorts, et qui n’avait jamais regardé un autre homme que lui… Daniel se retint de gémir, posa la robe de Martine et se sauva à la cuisine pour se mettre la tête sous le robinet.
Il n’allait pas pleurer tout de même. De pitié, de rage, d’énervement. Il se sentit mieux après s’être rasé. Qu’est-ce qu’il faisait, le docteur ? Voilà la porte de l’ascenseur… Daniel avait ouvert avant que le docteur eût le temps de sonner.
— Bon, fit l’autre, l’ambulance sera là dans une demi-heure… Maintenant, dites-moi : que s’est-il passé ?
Daniel emmena le docteur dans le salon en rotin, avec la porte ouverte sur la chambre de Martine, de façon à voir Martine dans son lit… Bien que le docteur ne fût guère plus âgé que lui, la trentaine à peine dépassée, Daniel avec sa bonne tête ronde et les cheveux en brosse, ressemblait à un potache[288] appelé chez le directeur…
— Ah, docteur… Ce qui s’est passé ? Nous sommes ensemble depuis une dizaine d’années, et nous nous connaissons depuis toujours… Alors, quand je lui ai annoncé que je voulais divorcer pour épouser une autre femme, elle est devenue comme folle. Cela dure depuis hier. Elle a dormi la nuit avec un somnifère. Et ça a recommencé.
Martine dormait. Le docteur sortit son stylo et se mit à poser les questions habituelles :…âge, maladies, enfants… Puis il dit qu’on allait l’emmener et lui faire un électrochoc… Ensuite, on verrait. La psychanalyse peut-être…
Il fallait habiller Martine pour la transporter. Ils s’y mirent à deux.
— Je m’excuse… — dit le docteur, tout en croisant un grand châle sur la poitrine de Martine, inconsciente, — mais c’est d’un point de vue purement esthétique… J’ai rarement vu une femme aussi parfaitement faite… Vous me pardonnerez cette remarque personnelle : c’est étrange qu’elle n’ait pas su vous retenir…
— J’ai trouvé une femme moins parfaite, dit Daniel, il faut croire que c’est ce qu’il me fallait. Ce qu’il me faut coûte que coûte.
On sonnait à la porte : c’était l’ambulance.
XXIX. LA LESSIVEUSE ROUILLÉE
Daniel est parti pour la Californie pendant que Martine était dans une « maison de repos ».
Il y avait eu des démarches à faire, l’avocat, l’avoué… Il lui fallait partir, mais Martine sortie de cet établissement, on se mettrait en rapport avec elle, et le nécessaire serait fait. Il y avait des soucis d’argent : le divorce, le prix de la « maison de santé »… Daniel ne voulait pas mêler la famille à ses affaires et l’Assurance sociale ne remboursait qu’une faible partie des frais[289]… Mais il n’allait tout de même pas mettre Martine à l’hôpital ! Finalement il avait dû s’embarquer sur un cargo, mais il serait parti à pied à travers les vagues pour rejoindre Marion.
La désapprobation autour de lui était générale. Il avait communiqué à M. Donelle père et à Dominique son intention de divorcer et de se remarier et tout d’abord il avait rencontré chez eux la discrétion habituelle. A peine les avait-il vu ciller à l’annonce que sa future femme était une étrangère. Martine ne comptait pas pour eux depuis longtemps, elle n’était pas entrée dans la famille des roses, mais la nouvelle de sa maladie leur avait fait une impression pénible. Dominique avait les yeux pleins de larmes.