Madame!
La derniere fois que j ’ai eu l’honneur de passer la journ'ee chez vous, j’ai pu remarquer que vous avez cherch'e toutes les occasions et tous les mo-yens pour m’aigrir, m’humilier et m’attirer du ridicule sans que je vous en aie pr^et'e la moindre raison. Enti`erement tranquille sur votre compte, fort de la lo-yaut'e de ma propre conduite et me reposant sur les bons accueils dont vous m’avez honor'e ant'erieurement, j’ai pu, je l’en conviens, n’^etre pas autant sur mes gardes que je l’aurais 'et'e. Aussi lorsqu’il vous a plu de me demander ce que je voulais taire, j’ai eu l’honneur de vous r'epondre que j’allais faire un tour de promenade comme c’est mon habitude quand je n’ai rien de mieux `a faire. J’ai vu la mine menacante que vous m’avez faite alors mais j’'etais per-suad'e que vous me jugeriez mieux par la suite. En v'erit'e, Madame, ne dois-je pas voir clairement que lorsqu’il y a du monde chez vous ou que vous me fa^ites venir `a vos d^iners invit'es, je suis toujours l`a comme un de ces magots de la Chine qu’on met sur la chemin'ee uniquement pour occuper une place. Si je prends la libert'e de vous adresser la parole, de vous offrir mes services, vous les recevez de si mauvaise gr^ace que cela ne peut pas manquer d’^etre apercu de tout le monde, mais la plupart du temps vous avez l’air de ne pas vous aper-cevoir si j’y suis ou non. Et pourquoi donc faire venir un homme `a qui on veut marquer du m'epris ou qu’on veut laisser dans l’oubli? Autant vaudrait-il lais-ser en repos celui `a qui l’on ne s’int'eresse point. Vendredi, par exemple, vous avez tach'e mettre `a son aise chacun de votre soci'et'e, et moi j’'etais le seul qui n’a recu pour son co mpte que des grimaces ou des outrages.
De mon c ^ot'e j’ai pris la hardiesse de vous faire remarquer, Madame, qu’on ne parvient pas si facilement `a me d'econtenancer, j’ai 'et'e encore forc'e d’adopter le r^ole qui convient le moins `a mon caract`ere — celui d’insolent, et ce r^ole, comme vous l’avez vu ne m’a pas mal r'eussi; j’affectais une l'eg`eret'e et m^eme une ga^iet'e qui 'etaient diam'etralement oppos'es `a ce que je sentais alors int'erieurement.
Vous m ’avez dit, Madame, que vous ne me parlerez plus comme vous le fa^ites avec Mr Yakowleff. De gr^ace, Madame, ayez la bont'e de me dire, est-ce bien sinc`erement votre intention. Je dois le savoir afin de pouvoir modeler l`adessus ma conduite. Je n ’ai pas oubli'e non plus le rang de bas officier qui vous a par^ut si bas: cette petite sortie pourra servir de pendant `a une autre de la m^eme esp`ece qui a eu lieu au sujet des gens qui sont pauvres. Je sais bien que je suis pauvre et sans rang; mais j’ai l’avantage de conna^itre bien de personnes qui sont 'eminemment riches et d’un rang infiniment au dessus du mien et qui cependant ne croient point s’abaisser en me traitant d’une mani`ere amicale. Aussi je ne cherche jamais moi-m^eme des nouvelles connaissances; je les trouve ou par hasard, ou par des avances qu’on me fait, ce qui n’a pas peu con-tribu'e `a rendre mon ^ame assez fi`ere pour savoir appr'ecier `a leur juste valeur les injustices qu’on me fait.
Permettez-moi, Madame, de revenir sur le chapitre de pr 'etentions, mot qui se trouve toujours dans votre bouche et qui doit y avoir plus d’un sens. Quelles pr'etentions me supposez-vous `a moi, Madame? Je n’ai jamais pr'eten-du point qu’on s’occup^at exclusivement de mon ch'etif individu, mais je ne pr'esente non plus l’homme de servir de plastron aux outragers lorsque vous ju-gez `a bon de bouder quelqu’un. Toutes mes pr'etentions se bornent dans le vouloir ^etre trait'e comme tout le monde et comme moi-m^eme je suis trait'e; et si non, non.
En prenant la libert 'e de vous exposer le sujet et les motifs de mes peines, j’ose encore vous prier, Madame, de ne pas m’^oter vos bont'es et votre bienveillance qui sont pour moi le seul bonheur auquel j’aspire; ainsi que de vouloir bien croire aux sentiments de la plus parfaite estime avec lesquels j’ai l’honneur d’^etre,