Jérôme décroche le téléphone illico. Dans le couloir, je vois passer une créature étrange, monstrueusement étrange, à la limite de la beauté et de la catastrophe naturelle. Personne ne l'a remarquée et ie préfère ne pas la montrer du doigt, persuadé d'avoir une hallu. Deux autres femmes géantes la suivent de peu. Le film avec les nains me revient en mémoire.
– Cette Saga me perturbe plus que je ne l'aurais cru, dit Louis. Depuis trente ans que je crapahute dans ce métier, c'est bien la première fois qu'on me demande de faire n'importe quoi, et donc forcément, tout ce qui me passe par la tête. Tout ce dont j'ai envie. Mine de rien, ça fait quelque chose. Je ne sais pas encore s'il s'agit d'un cauchemar de médiocrité ou d'un rêve tardif.
– Vu ce qu'ils nous payent, je pencherais pour le cauchemar de médiocrité, dit Jérôme en guettant le livreur par la fenêtre.
– Nous en avons déjà parlé, Louis, je ne peux pas encore me résoudre à écrire de la merde à mon âge.
– Marco, Marco, ne comptez pas sur cette Saga débile pour vous faire un nom!
– Peut-être, mais elle me permettra de vivre, même petitement, de mon métier. C'est déjà un bonheur. Ce matin, je me suis réveillé comme un scénariste, je me nourris comme un scénariste, j'ai déjà des habitudes et des soucis de scénariste, parce que depuis ce matin, je suis un scénariste, nom de Dieu.
Je ne sais pas ce qui m'a pris de dire une connerie pareille. Peut-être était-ce une connerie de scénariste.
– Dans ce cas, il n'y a plus une minute à perdre, on se met au boulot fissa, dit Louis. Ce jour est à marquer d'une pierre blanche. Nous sommes le…?
– 29 septembre.
– Essayons de faire en sorte que ce 29 septembre reste historique. Après tout, l'Histoire, c'est un peu notre boulot.
Deux heures plus tard, la Saga n'en est pas encore au stade de la gestation, mais nous, ses géniteurs, avons franchi la première étape de l'approche amoureuse avant la grande copulation. Une approche cauteleuse, faite de regards appuyés qui s'étudient les uns les autres, de propositions hésitantes, au risque du ridicule. Nous avons fait comme tout le monde, partir des évidences et des lieux communs pour nous en éloigner avec un délicieux sentiment d'interdit. Entre nous quatre, il a très vite été question d'argent, de violence, et surtout, de sexe. Nous n'avons rien inventé sur les thèmes de départ, mais ils ont l'avantage d'être là sans qu'on les cherche. Sans être astreints à séduire autrui, il reste le plaisir de nous faire rêver nous-mêmes, dernier rempart contre l'ennui et la mauvaise humeur. Prendre du plaisir à imaginer un tombereau de fariboles, c'est trouver d'emblée une dynamique de travail à long terme. Une tendance s'est affirmée tout de suite: ne refuser aucune proposition, si farfelue soit-elle.
En partant vaguement de la suggestion imbécile de Séguret, nous avons situé le tout dans un immeuble moderne avec un palier où se croisent deux familles. L'une d'elles est parfaitement classique, le père est cadre, la mère fait un mi-temps dans une association caritative, la fille aînée est étudiante en philo et le fils de seize ans redouble sa seconde. L'autre famille est plus atypique, voire fol-dingue, elle est revenue depuis peu en France après avoir passé vingt ans aux États-Unis (idée de Jérôme). Le père est le guitariste d'un groupe de rock qui a eu son heure de gloire dans les années soixante mais continue de tourner. La mère est la secrétaire d'un éditeur de livres d'art, leur fils de vingt-cinq ans veut être flic à Interpol (il est en train de passer les concours) et sa sœur de quinze ans est une surdouée (dotée d'une intelligence supérieure, aucun des siens ne peut la comprendre. Idée de Mathilde que nous n'avons pas essayé de discuter, elle se démerdera avec). Tout ça n'étant absolument pas définitif mais une vague base de concertation. Il est presque 15 heures quand, pour nous détendre, nous commandons d'autres pizzas en cherchant des noms pour tous ces braves gens. Pour la famille lambda, quelques-uns ont fusé: les Martinet, les Portier, les Tisseron, les Garnier, et bien d'autres.
– Je veux bien éviter toute connotation xénophobe ou religieuse, mais il ne faut pas non plus exagérer, on peut trouver mieux, a dit Louis.
J'ai évoqué mes voisins de palier qui ressemblent un peu à ceux-là, ils ont une Safrane bleue qui ne dépasse jamais les trente à l'heure et s'appellent
– Qu'est-ce que vous pensez de «Matignon»? a demandé Jérôme. Serge et Claudine Matignon. Tout le monde a envie de savoir quels emmerdements peut avoir la famille Matignon.
– Impossible! a dit Mathilde, c'est le nom du vieux monsieur qui vient tenir compagnie à ma mère depuis que papa nous a quittées.
– Serge?
– Non, pas Serge, mais c'est tout de même gênant.
– Il est insomniaque? a demandé Jérôme.
– Non, pourquoi?
– Il prend son petit déjeuner à 4 heures du matin?
– Non.