Séguret lève les bras au ciel et embraye direct:
– Tout le monde serait capable de l'écrire, ce machin! Même moi si j'avais le temps! Même ma femme de ménage si elle parlait un français correct. C'est à prendre ou à laisser. Ce feuilleton n'aura qu'un seul titre de gloire à nos yeux: il sera le moins cher de toute l'histoire de la création française.
– Qu'est-ce que vous voulez qu'on vous raconte d'ici trois semaines, pendant quatre-vingts heures, avec à peine de quoi se payer la quantité de café nécessaire pour tenir le coup?
– N'importe quoi fera l'affaire. Racontez la sempiternelle histoire de deux familles rivales qui s'affrontent sur le palier d'une H.L.M., ça plaît toujours, mettez-y une ou deux histoires d'amour bien gluantes, rajoutez quelques drames humains, et nous sommes tirés d'affaire.
– On ne peut pas démarrer comme ça… Il nous faut… Un lieu de réunion…
– Ici.
– Ici?
– Aucun loyer à payer et vous disposez de l'indispensable: deux canapés et une machine à café. Demain on vous livrera du matériel informatique et une imprimante. Le montage des épisodes se fera dans l'atelier du dernier étage. Les acteurs seront recrutés chez l'agence de casting Prima. Qu'est-ce que vous voulez de plus?
Mathilde Pellerin, dépassée, n'ose plus dire quoi que ce soit. De peur qu'ils en prennent d'autres, plus décidés et moins scrupuleux, Louis Stanick et moi n'avons rien à ajouter. Durietz se risque à demander un petite avance mais Séguret ne veut pas en entendre parler avant la livraison des quatre premiers épisodes.
– J'ai un frère malade… J'ai besoin d'un peu d'argent pour des médicaments.
– Des médicaments? Pour un frère malade? Je sais bien que votre métier c'est d'inventer des histoires, mais là, vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort?
Pour la première fois, je suis d'accord avec Séguret. Durietz a le droit de tenter sa chance sans pour autant jeter le discrédit sur toute la profession. J'aurais trouvé mieux que le coup des médicaments.
Séguret regarde sa montre, passe deux coups de fil et s'apprête à nous quitter.
– Ah oui, dernier point, pour le titre du feuilleton, nous avons pensé à saga. Ça donne l'impression de connaître l'histoire par cœur et qu'elle va durer des années. Exactement ce qu'il nous faut, non?
SAGA
J'ai quitté le lit de ma Charlotte quand j'ai vu par la fenêtre quelque chose qui ressemblait au matin. Une bonne partie de la nuit je l'ai regardée dormir dans la pénombre, incapable de glisser avec elle vers un oubli bien mérité. En fait, j'avais surtout envie de précipiter le lendemain sans oublier la veille, comme si j'étais moi-même en devenir. Hier j'ai rencontré trois concurrents, aujourd'hui j'ai rendez-vous avec mon équipage. Hier j'ai eu peur de rester à quai, aujourd'hui je m'embarque dans un voyage de quatre-vingts heures qui va durer plusieurs mois.
J'ai fini par dériver loin du dos de Charlotte et me suis mis à rêver, les yeux grands ouverts, d'une odyssée grandiose avec des personnages en pagaille qui s'entrecroisent dans d'infinies intrigues.
Et si on vous prenait au mot, patron?
Jérôme Durietz et Louis Stanick sont déjà là à s'emberlificoter dans les branchements de nos quatre écrans.
– A mon avis, le seul moyen de les relier c'est de mettre le cordon A dans la fiche A' et le cordon B dans la fiche B', dit Louis. Ils nous ont refilé des rossignols qui prenaient la poussière danss un cagibi, jamais vu des bécanes pareilles, comment voulez-vous qu'on bosse là-dessus!
Malgré ses jérémiades, Jérôme réussit à les connecter un par un. Après une série de
– Vous êtes blasés, tous les deux, fait Louis. Sans vouloir jouer au vieux con, je peux vous assurer que si un outil aussi silencieux avait existé dans les années soixante-dix, à l'heure qu'il est je serais
peut-être en train de me dorer les miches autour d'une piscine. C'est l'Underwood qui a sabré ma brillante carrière!
Durietz et moi échangeons un regard sceptique, mais Louis est lancé.
– À l'époque, je n'étais jamais meilleur qu'en pleine nuit. Le jour, je lambinais, rien ne me venait, et c'est tout juste si j'arrivais sur les coups de 19 heures avec une malheureuse réplique. Mais
dès que la nuit tombait, la bête se réveillait et je m'acharnais sur la machine à écrire. Je travaillais dans des meublés minables, des bouges et des chambres de bonnes aux murs épais comme du papier
à cigarettes, et dès que je m'y mettais, une armada de costauds menaçait de me casser en deux si je n'arrêtais pas sur-le-champ de faire du potin. Le destin peut se nicher dans des détails pareils.