Dans l'heure qui a suivi, j'ai eu le temps de lui raconter que je suis né devant une télévision. Et ce n'est pas une vue de l'esprit, la première image dont je me souvienne vraiment n'est pas le sein de ma mère mais une chose brillante et carrée qui m'a irrésistiblement attiré. La télé, c'était ma baby-sitter, c'était mes mercredis après-midi, c'était la découverte du monde en marche sous mes petits yeux ébahis. La télé, c'était le copain avec qui on ne s'engueule jamais, celui qui aura toujours une bonne idée en tête du matin au soir. La télé c'était une pleine brassée de héros qui m'ont appris l'exaltation. Les premiers émois, mais aussi les premiers dégoûts. J'ai été ce môme qui devient brutalement adulte le temps de changer de chaîne. J'ai évoqué les images interdites, le soir, dans l'entrebâillement d'une porte, comme il aurait pu, lui, me parler de ses nuits d'aventures, avec une lampe de poche et un bouquin sous les draps. J'ai fini par dire qu'au nom de tout ça, si une chance m'était donnée de passer de l'autre côté de la mire, je ferais tout nour ne pas trahir le gosse livré à lui-même devant l'écran bleuté. Louis Stanick m'a regardé, troublé. À tout ce qu'il aurait pu dire, il a préféré sourire. La nostalgie de l'enthousiasme perdu, j'ai pensé.
Il était temps de réveiller Jérôme Durietz, à qui j'ai offert un café en échange d'un de ses rêves.
– … J'étais sur une montagne et je voyais apparaître une boule de feu qui parlait. Ensuite je redescendais vers une bande de types contre lesquels j'étais furax, et je leur jetais des pierres avec des ordres gravés dessus. Assez top, comme situation. Il se passait plein d'autres choses que j'ai oubliées.
Pas fière et si joliment confuse, Mathilde Pellerin est revenue parmi nous. Nous l'avons accueillie sans paraître surpris, sans lui poser la moindre question sur les obscures raisons que nous avions tous d'accepter le job.
Ça tombait bien. Alain Séguret, le directeur de l'unité de production, n'était pas curieux de les connaître.
Direct et pressé, Séguret n'a aucune envie de nous mitonner des périphrases à la sauce diplomate. Depuis qu'il est entré dans ce bureau, il aurait eu tout le temps de nous expliquer que sa chaîne cherchait un feuilleton qui ait du nerf, au coût raisonnable, sans jamais oublier sa mission prioritaire: plaire. Au lieu de ça, il a dit: «Faites-nous n'importe quoi, absolument n'importe quoi, pourvu que ce soit le moins cher possible.»
Au début, je n'y ai pas cru, j'ai même entendu exactement l'inverse.
Mathilde Pellerin et Jérôme Durietz ne mouftent pas. Seul Louis Stanick a la ressource de réagir.
– Qu'entendez-vous exactement par
– N'importe quoi, tout ce qui vous passe par la tête, de toute façon ce feuilleton n'est pas destiné à être vu. Il sera diffusé à raison d'un épisode quotidien de cinquante-deux minutes, entre quatre
et cinq heures du matin.
– Vous pouvez répéter…?
Accablé, il pose une main sur son front.
– Les quotas… Ces conneries de quotas obligatoires de création française! Création française… Rien que la réunion de ces deux mots m'écorche la langue. A part vous, les scénaristes, à qui ça peut faire un peu d'argent, ça intéresse qui, la création française?
Je ne savais pas que les énarques connaissaient le mot
– Nous venons d'acheter à prix d'or une série californienne bardée de récompenses et de filles qui font du 95C. La minute de pub nous rapportera 300000 francs à la première coupure, dans deux mois nous sortirons les tee-shirts et tout le toutim. Nous venons d'arracher les droits de retransmission de la finale de la coupe d'Europe de football, et je suis en train de soudoyer l'animateur vedette d'une chaîne concurrente, croyez-vous que j'aie le temps de m'occuper de la création française?
Avec un air de vieux briscard, Louis demande si jusqu'à présent les quotas ont été respectés. Comme tous les énarques, Séguret n'aime pas les questions directes, surtout celles où un simple
– Nous avons un peu fait traîner, mais cette fois nous venons d'être condamnés par le Conseil supérieur de l'audiovisuel qui nous oblige à rattraper quatre-vingts heures de création française. Nous devons même diffuser d'ici trois semaines, faute de quoi le gouvernement ne renouvellera pas la concession de la chaîne.
– Quatre-vingts heures!
– C'est pour ça que vous êtes quatre.
– Premier épisode dans trois semaines? C'est une plaisanterie?
– Il faut vous y mettre dès aujourd'hui.
Il est là, le piège à con.
Chacun exprime sa consternation comme il peut, excepté Stanick qui maintient le cap en disant que l'urgence a toujours un prix. Un peu étonné, Séguret retient un ricanement. On leur apprend à faire ça, dans les grandes écoles.
– Écoutez-moi bien, tous les quatre. Vous avez été choisis sur deux critères. Primo: vous êtes les seuls sur la place de Paris à être disponibles dans l'heure. Secundo: vous ne pouvez pas prétendre à plus de 3 000 francs chacun par épisode.
– Pardon?