Je ne me suis jamais posé la question du silence. Les scénaristes sont porteurs de bruit et de fureur mais leur travail commence bien avant le big bang, quand tout est vide et paisible.
– Quand je travaillais pour le Maestro, le problème était réglé. Il possède un hôtel aux environs de Rome, il en est même le seul client. Nous pouvions faire tout le boucan de la terre, personne ne
s'en serait plaint.
Le mot
– Vous voulez parler du
– N'en cherchez pas d'autres.
– Celui de Cinecittà?
– Qu'est-ce que vous croyez, là-bas j'étais un prince, mes petits gars!
En clair, Louis Stanick aurait travaille avec…
Impossible! Cela fait bien dix ans que le Maestro ne fait plus rien, s'il avait écrit un de ses films avec un scénariste français, j'en aurais entendu parler, je l'aurais lu dans les dizaines d'ouvrages consacrés à l'un des plus grands génies de l'histoire du cinéma.
Impossible.
– Un jour, je vous raconterai tout ce qui me lie à lui. Mais nous avons une Saga à mettre en marche d'ici-là.
Comme si Louis venait de l'appeler, Mathilde est arrivée fraîche et souriante, peut-être à l'idée de nous revoir. Elle sent toujours aussi bon, comme une odeur naturelle qui se ferait passer pour un parfum. Après nous avoir salués, elle a déballé quelques affaires, un bloc de papier, une bouilloire à thé et une espèce de lampe kitsch qui sert à avaler la fumée de cigarettes.
– Ce n'est pas pour moi que j'allume ça, c'est pour vous. Je fume le cigarillo.
En la voyant telle qu'elle est vraiment, enfin débarrassée de ses appréhensions, on découvre un joli visage blond, des cheveux impeccablement noués dans la nuque et une robe en vichy rouge qui lui donne l'air d'une amourette de campagne. Jérôme s'est lavé les mains au lavabo des toilettes puis s'est installé à califourchon devant un écran pour lui faire cracher ce qu'il avait dans le ventre. Fin prêts, nous nous sommes tous retournés vers Louis, comme si le coup d'envoi ne pouvait être donné que par lui.
– J'ai entre les mains les deux feuillets qui constituent le cahier des charges de cette Saga. J'ai bien dit: deux feuillets. Il est difficile de faire plus ridicule. Vous pouvez vous en épargner la lecture, je vais vous résumer:
1. Aucune scène d'extérieur.
2. La totalité de chaque épisode devra se dérouler en tout et pour tout dans quatre décors qui restent à déterminer.
3. Pas plus de dix personnages dans tout le feuilleton et jamais plus de six par épisode.
4. Si vous respectez les points 1, 2 et 3, vous avez une totale liberté de manœuvre pour les scripts.
Mathilde esquisse un sourire mi-gêné, mi-amusé, tout ceci doit lui paraître bien étrange. Quatre-vingts épisodes avec six personnages. A part un tournoi de ping-pong, je ne sais pas ce qu'on va pouvoir inventer pour les occuper. Jérôme demande si un cadavre compte pour un personnage.
– N'exagérons rien, ils peuvent prendre un éclairagiste pour faire le mort, dit Louis.
Jérôme nous explique qu'il a une grande habitude du massacre dans ce qu'il écrit. Il ne peut s'empêcher de parsemer ses scripts de macchabées, sans oublier une ou deux explosions pour donner du liant à l'ensemble. Louis, un poil narquois, lui demande si ses scénarios ont déjà été tournés et Jérôme baisse tout à coup les yeux.
Gêne…
Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'il s'agit d'une bourde. Louis, sans doute le plus confus des deux, embraye comme si de rien n'était.
– Là il faudra vous contenter d'un seul mort. On pourra éventuellement rajouter des blessés, avec des pansements, mais Séguret ne nous accordera rien de plus.
– Qu'est-ce que ça peut bien faire, après tout, puisque personne ne regardera, répond Jérôme.
– Six personnages sur quatre mois de diffusion quotidienne, dis-je, on risque de les épuiser très vite.
– On peut leur jouer ça façon Beckett, dit Louis. Deux pékins assis autour d'une caisse en bois, de la dérive verbale montée en boucle, et de temps en temps, l'un des deux se brosse les dents pour
mettre un peu d'action.
– Je ne vois pas ce qui vous fait peur, dit Mathilde. Vous m'en laissez deux dans une chambre à coucher, si possible un mâle et une femelle, et je vous descends un bon paquet de quotas à moi
toute seule.
Dit avec un tel aplomb, ça ne peut qu'être vrai.
Un bruit sinistre nous parvient de l'estomac de Jérôme. Il essaie de le cacher en portant une main à son ventre.
– Nous n'avons droit ni aux notes de frais ni aux tickets restaurant, dit Louis. En revanche, un crédit nous est ouvert chez Fly pizza, il suffit de téléphoner.