J'allume une gauloise qui traîne dans un paquet oublié du Vieux. Jérôme s'étonne de me voir fumer. J'aime trop le tabac pour avoir la clope au bec à longueur de journée. Il ouvre la fenêtre et regarde au-dehors. L'air vient rafraîchir la pièce. J'avale une gorgée de vodka, prends une bouffée par-dessus, et comprends enfin pourquoi on clame partout que ces trucs-là sont dangereux. Jérôme contemple les étoiles, les toits, les derniers scintillements de la ville, les rares buildings qui se découpent au loin, et pousse un soupir devant la qualité du décor.
– Quand je pense que tout ça sera à moi, un jour.
– Quoi, tout ça?
– Paris entier sera à moi, son or, ses femmes, tout m'appartiendra.
– Fameuse, cette vodka. Elle monte vite à la tête mais elle est bonne.
– Je serai si puissant que les Américains me voudront et que les Français me supplieront de rester.
Je commence à bien connaître Jérôme, ce n'est pas la première fois qu'il me sert son couplet doux-amer.
– Les quatre millions de dollars ne passeront jamais, hein? Moi aussi, ça m'aurait rendu dingue. C'est une somme qui n'existe pas, quatre millions de dollars. Pas imaginable! Quatre millions de dollars… même si on a vu des dizaines de films avec des mallettes pleines de pognon, on ne peut pas savoir ce que c'est. Quatre millions de dollars! C'est pas des mots, c'est un gargarisme, quatre millions de dollars. Tellement joli à entendre qu'on n'a même pas envie de faire la conversion en francs.
Il me demande ce que j'en ferais si on me les mettait sur la table mais je n'en ai aucune idée.
– Tu es scénariste, non?
– Pour le pognon je manque d'imagination.
– Essaie de te raconter l'histoire d'un mec dans ton genre qui vient de palper quelque chose comme vingt millions de francs.
– Il commencerait à faire tous ces trucs à la con que personne ne fait jamais mais auxquels tout le monde rêve.
– Vas-y.
L'argent et ses petits bonheurs. Je n'y pense jamais. Un jour, j'ai réuni mille francs pour faire un cadeau à Charlotte et n'ai rien trouvé d'inoubliable. Ne sachant quoi lui offrir, j'ai passé deux journées entières à lui composer un haïku.
– Ça vient, mec?
– Il livrerait son corps aux mains d'une demi-douzaine d'esthéticiennes qui n'auraient que huit heures pour en faire une petite merveille. Ensuite, les boutiques de fringues superluxe, chez les tailleurs zélés qui savent flairer le pognon. Ça va du costard en tweed façon gentlernan-farmer jusqu'au smoking passe-partout. Il sort de là pour aller s'acheter un petit cabriolet anglais, un de ces bijoux hors de prix qui tombent toujours en panne, autrement dit: le bonheur interdit. Et c'est l'heure du conte de fées. Il passe chercher une Escort Girl sublime recrutée dans une agence qui ne propose que le top du top. Il a loué la Galerie des Glaces de Versailles pour un souper fin, ensuite ils vont boire une coupe de Champagne au dernier étage de la tour Eiffel qui leur est réservé. Puis ils finissent la nuit dans la plus belle suite du Grillon.
– Là, on en est à cent plaques. Et le lendemain matin?
– Le lendemain matin, il se demande qui est cette fille dans son lit qui n'en veut qu'à son blé. Il se demande ce qu'il fait dans une suite où il n'ose pas salir un cendrier. Quand il se regarde dans ses fringues de la veille, il se demande pourquoi il a l'air d'une vieille pub pour Alka-Seltzer. Il ne se demande pas s'il est ridicule dans une bagnole qui lui va comme un boa en plumes à une technicienne de surface: il en est sûr. Bilan? Il se souvient que sa mère a hypothéqué une mercerie qui périclite et fait un chèque. Il paye un séjour aux Seychelles à sa sœur qui n'a jamais eu de voyage de noces, parce que pas de noces, parce que pas de prétendant. Ensuite, il a une conversation sérieuse avec son banquier qui lui propose plusieurs investissements. La conjoncture est bonne et le taux d'intérêt n'est pas mauvais, on peut se lancer dans des Sicav obligataires bloquées pendant deux ans. Mais lui se sentirait sécurisé par la pierre, et un agent immobilier lui trouve rapidement un 110 m2
dans un quartier qui est en train de prendre de la valeur. Voilà.Jérôme se ressert une vodka et s'allonge dans un canapé.
– Passionnant…
– Je te l'ai dit, en matière de fric je n'ai aucune imagination. Qu'est-ce que tu ferais de quatre millions de dollars, toi?
– Il faut demander à