Je lui rends ses feuillets, lui souris et me lève pour prendre mon manteau.
– Je crois que ça fera l'affaire.
Depuis que nous avons adopté sa «créature», Mathilde veut à tout prix nous caser une histoire de princesse perdue qu'on recueille mais qu'on croit morte, qui ne l'est pas vraiment, tout en l'étant un peu, quoique, on ne sait jamais, etc. Notre adorable collègue regarde Jérôme avec ses yeux de biche:
– J'ai oublié ce ternie scénaristique… ce petit truc qui captive à la fin de l'épisode et qui vous oblige à attendre le suivant.
– Le cliffhanger.
– Exactement! J'ai besoin d'un cliffhanger.
– Vous savez bien que vous n'êtes pas faite pour ça, Mathilde. Laissez-moi les trouver à votre place, ce serait la moindre des choses. Je n'oublie pas que vous m'avez sorti de l'embarras il n'y a pas deux jours, avec ces petites confidences sur l'oreiller que j'aurais été incapable de trouver seul. C'est urgent?
– Oui, c'est la princesse amnésique qu'on retrouve sur le paillasson des Callahan, il faut finir sur une image d'elle, inconsciente.
– Morte ou inconsciente?
– Inconsciente, mais le spectateur est persuadé qu'elle est morte. Seuls Camille et Walter savent qu'il lui reste un souffle de vie. Vous pourriez me trouver quelque chose comme ça?
Silence dans les rangs. J'ai déjà du mal à intégrer tous les paramètres de ce casse-tête scénaristique. Pour conquérir l'estime de la belle, cela va se jouer au plus rapide de nous trois. Silence, encore et encore.
– Vous avez vu
Je lève le nez pour repérer lequel de nous a dit ça, mais je ne reconnais pas la voix.
– Un truc de Mankiewicz qui est repassé au ciné-club.
Nous regardons tous du côté du canapé où Tristan est affalé. Il se redresse au prix d'un gros effort. Pour le coup, les paralysés, c'est nous. Il parle tête baissée, timide, la voix mal assurée.
– Je n'en ai même jamais entendu parler, répond enfin Mathilde.
– Un type tire à bout portant sur un gars qu'il déteste puis se penche vers le corps, attrape son bras et lui prend le pouls. Avec un petit sourire satisfait, il lâche le bras qui tombe lourdement à terre, sans vie.
De la vie, il y en a plein, dans ce corps immobile. Ça coule comme de la lave. Il a beau nous regarder par en dessous comme un conspirateur, il a beau parler du fond de la gorge, il a du mal à maîtriser le volcan qui gronde dans ses tripes.
– Quand on voit le film pour la première fois, on est persuadé que le tireur a pris le pouls pour s'assurer que l'autre est bel et bien mort. En vérité, il a tiré avec des balles à blanc pour le voir s'évanouir de peur. Quand on voit le film une seconde fois, on comprend que s'il a pris le pouls de la victime, c'est pour s'assurer qu'il est toujours vivant. Le même geste dit exactement le contraire, selon la lecture. Est-ce que je me fais bien comprendre ou je recommence?
Silence.
Mathilde relâche la pression en lui envoyant un baiser du bout des doigts.
– Formidable! Tristan, vous êtes un garçon providentiel. Vous êtes la quadrature du cercle! L'indispensable cinquième roue du carrosse! Vous êtes la constante de l'équation!
Tristan met ses écouteurs et reprend son zapping, comme si de rien n'était. Jérôme ne sait plus où se mettre.
– Ne faites pas attention. Il ne nous dérangera plus, je vais lui expliquer.
– Nous déranger? s'écrie le Vieux. Il fait désormais partie de l'équipe, oui!
Je suis ravi d'avoir un nouveau collègue mais il me faut pourtant refroidir certaines ardeurs.
– Tout ça c'est bien joli, mais c'est quand même du vol. Piquer une ou deux idées, passe encore, mais depuis les trois derniers épisodes ça vire au pillage.
Jérôme, le visage serein, lève la paume de sa main droite pour me l'appliquer sur la tête, comme un curé.
– Tu pilleras, mon fils, mais au nom du génie.
– Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, renchérit Mathilde. Qui vous dit que ce Shaffer ne serait pas ravi de faire des émules?
– Parfaitement, dit Jérôme. Prenons ça comme un hommage. Ou mieux: une contribution personnelle du grand Anthony Shaffer à notre Saga débile.
Mathilde et Jérôme se serrent vigoureusement la main. J'ai soudain la conviction que ces deux-là n'ont pas intérêt à se perdre de vue dans l'avenir.