Jérôme va ouvrir la fenêtre à toutes fins utiles pendant que le Vieux se pavane dans son canapé en préparant un cigare. Tristan rehausse un poil le son et zappe sur la bonne chaîne; se termine un documentaire sur les Causses ou les Cévennes. Dans deux minutes, la grand-messe. Le baptême de bébé. En tout cas, quelque chose de religieux. Nous nous préparons à allumer pieusement nos cigares quand un parfum nous fait dresser le nez. Une fragrance que nous connaissons par cœur, qui fait partie de nos jours, et qui nous manquait. Mathilde est là, sur le seuil, comme si elle demandait la permission d'entrer.
– J'étais certaine que maman allait s'endormir comme une bienheureuse. Je peux me joindre à vous?
Rien ne vaut les réunions de famille. Parce que, après tout, c'est notre bébé que nous sommes venus voir, comme à la clinique, en priant pour qu'il ne soit pas trop difforme.
– Avant de s'endormir, vous savez ce que maman a fait? Elle a allumé ses deux postes en pensant faire de l'audimat. N'est-ce pas adorable?
Elle dénoue une serviette de table remplie de cookies.
– Je suis nulle en cuisine mais pour ce qui est de la pâtisserie je me débrouille plutôt bien.
J'ai croqué dans un biscuit par politesse avant de l'engouffrer par gourmandise. L'odeur du chocolat a brusquement fait perdre toute timidité à Tristan. Jérôme nous sert à chacun une coupe de champagne et s'apprête à porter un toast quand apparaît le logo de la chaîne accompagné d'une petite fugue de Bach.
Unité Fiction présente
SAGA
– Cette aventure s'arrêtera peut-être ce soir, mais je tenais à vous dire que je n'oublierai jamais votre gentillesse à tous les trois, pour Tristan et moi. Je…
– Ta gueule et viens t'asseoir.
Nous avons chacun poussé un petit cri en voyant nos noms apparaître au générique. Ça ne fait que commencer, ils vont effleurer l'écran pendant les quatre-vingts nuits à venir! Le monde saura que j'existe! Même si le monde se réduit à trois ou quatre insomniaques égarés devant leur écran. Warhol a dit qu'au vingtième siècle nous aurons tous notre quart d'heure de gloire. Il avait sans doute raison, je regrette seulement que le mien soit tombé à 4 heures du matin.
La première image de la Saga nous précipite dans une cuisine à l'américaine. Deux énormes plantes vertes recouvrent un pan de mur, le coin living comprend une espèce de sofa bleu turquoise et deux fauteuils beiges, une table basse et un vaisselier hors d'âge. Un film porno des années soixante-dix n'aurait pas accordé plus de budget au mobilier, mais ce n'est plus le moment de dégoiser sur l’indigence des décors. La fugue de Bach s'achève et, au loin, on voit s'agiter une petite bonne femme, seule.
– C'est qui?
– Ça doit être Marie Fresnel.
– La petite, là?
– Elle chante?
– Non, elle parle toute seule, c'était une idée à toi, d'ailleurs.
– Je l'ai déjà vue dans une pub.
– Du sparadrap! Une pub pour du sparadrap, elle en collait une belle bande sur l'écorchure de son môme.
– Qu'est-ce qu'elle raconte?
– Elle est en train de répéter ce qu'elle va dire à Walter pour l'inviter à l'apéritif, mais si vous n'arrêtez pas de dire des conneries on n'entendra rien.