Le Vieux quitte sa chaise en s'étirant. Je me frotte les yeux pour chasser les scintillements de mon écran. II est bientôt 22 heures et nous avons plus de dix heures de boulot dans les pattes. J'ai envie de silence et d'un sommeil flash de dix minutes. C'est ce que mon ordinateur appelle le
Nous sommes tous curieux de savoir ce que feront les autres pendant la diffusion du Pilote, cette nuit à quatre heures. Les frères Durietz vont se préparer un petit médianoche et se descendre l'épisode en pente douce, peinards. Mathilde sera auprès de sa mère, et moi, je vais m'évertuer à faire veiller Charlotte. Le Vieux, lui, se jure bien de dormir comme un bébé.
Pour la première fois, nous nous embrassons, tous les quatre. Une petite familiarité, comme pour une fête de fin d'année.
Un saint-pierre à l'oseille et une crème brûlée, voilà ce dont j'avais envie. Je n'ai trouvé qu'une boîte de maquereaux sauce diable et des yaourts. En revanche, j'ai acheté du Champagne, c'est Noël. Ou plutôt le Jour de l'an, et nous ne sommes qu'une poignée à le savoir. Je grimpe l'escalier comme dans un film, ouvre la porte en brandissant la bouteille, et crie le nom de Charlotte dans l'appartement. Tout à coup, je deviens l'amant romantique qui fait de la vie une fête sans fin. Il y a de la lumière dans la salle de bains, j'imagine sa peau nue dans les senteurs des îles. J'entre sans frapper, je vais plonger tout habillé dans la baignoire!
– Charlotte!
Buée. Touffeur.
– … Charlotte?
Elle y était, dans ce bain, il y a un quart d'heure à peine. La vapeur voile les miroirs et donne à l'air ce parfum tiède. Elle s'est même épilé les jambes, son rasoir électrique est sur le rebord de la baignoire. Cent fois, je lui ai dit que c'était dangereux. Je crie à nouveau son nom, mais sans conviction. Un post-it jaune collé sur la télé.
De toute façon elle se serait endormie devant ma Saga. J'aurais été obligé de tout lui expliquer et la moitié des images m'auraient échappé.
Jérôme et Tristan sont en pleine conversation devant un documentaire sur les alligators. Il est 3 h 45 du matin et il se passe plus de choses ici que dans la boîte de nuit la plus chaude de la capitale. Les deux frangins forment une sorte de club dont ils seraient les seuls membres, un salon nocturne où ils soulèvent de graves questions devant les images d'un monde en décomposition.
– C'est du bon et il est frais, dis-je en montrant la bouteille de Champagne.
Jérôme ne cherche pas a savoir pourquoi je ne suis pas ou j’avais prévu d'être, il en est presque content. Tristan se redresse, la position assise lui semble plus convenable pour accueillir un hôte imprévu. Il baisse le son de la télé, les alligators y perdent leurs râles mais continuent leur danse mystique. Je m'installe. Un petit verre de vodka rouge atterrit dans ma main.
– Imagine une carte de France, me dit Jérôme. Ferme les yeux… un hexagone couleur bistre… des petites dentelures sur des côtes bleutées… Tu y es?
– Je cafouille un peu vers le Finistère mais c'est bon.
– Imagine maintenant que les petits points rouges qui vont apparaître sont autant de télés allumées en ce moment même. Tu en vois?
Je joue le jeu avec grand sérieux et me concentre, une lampée de vodka dans la gorge.
– Tu en vois ou pas?
– Chuuuuuut…
Je colle le verre à mon front pour me rafraîchir.
– J'en vois une vers Biarritz. Une autre vient de s'allumer dans le Var. Trois ou quatre dans le Nord.
– Lille?
– Plutôt Caen.
– Normal, c'est bourré d'insomniaques et de marins, par là-bas. Et à Paris?
– Houlà… une bonne douzaine.
– Ça s'arrose, mec.
– Et celle de Saint-Junien? Rien vers Saint-Junien, dans la Haute-Vienne? dit une voix de stentor qui nous a tous fait sursauter.
– Louis? Qu'est-ce que tu fous là?
– On se croit vieux, on joue les blasés, on fait celui qui en a vu d'autres, et vers les 2 heures du matin on se réveille sans savoir pourquoi, fébrile.
Il prend place à mes côtés, un sac en plastique sur les genoux.
– Tu n'as rien vu vers la Haute-Vienne?
– Non.
– J'ai un ami là-bas qui avait promis de regarder, le salaud.
Il sort une petite boîte en bois qu'il décachette avec un ongle.
– Mes enfants, c'est soir de fête, non? Vous allez me voir abandonner ma sacro-sainte gauloise pour un de ces petits chefs-d'œuvre. J'espère que vous m'accompagnerez.
Des cigares longs comme l’avant-bras, présentés par trois dans des écrins qu'on aurait envie de fumer aussi.
– Des Lusitania, autant dire le rêve doré de tout amateur de Havane. Il dure très exactement une heure, générique compris.