Gros plan sur la petite bonne femme qui prête l'oreille aux allées et venues sur son palier. On peut la trouver jolie, elle a la tête de celle qui aurait pu faire plein de choses dans la vie si elle ne s'était
pas consacrée aux siens, ce qui lui donne des rides nobles. Elle ouvre la porte (plan sur le palier), un type entre dans l'appartement voisin, c'est Walter. On se demande d'où ils l'ont sorti, celui-là. Du guitariste vieillissant qu'il était sur le papier, il est devenu une sorte de caricature de hippie toujours pas redescendu de son trip d'acide. Il l'ont affublé d'une chemise col Mao, d'un gilet violet et d'un jean qui balaye le paillasson avec ses franges. Il mâche du chewing-gum comme un vrai G.I., mais ça ne se voit pas trop puisque l'attention du spectateur est vite occupée à lire les badges qu'il porte avec une certaine fierté. Pour ma part j'ai identifié celui des Doors, et Jérôme a cru reconnaître la tête de Dylan. C'est tellement grotesque que personne n'ose le moindre quolibet. Son accent est à couper au couteau, quand il dit: «J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle: je suis votre nouveau voisin, et je suis américain», on a l'impression qu'il dit: «Viens baby, j'ai des Lucky Strike et des bas nylon dans la Jeep.» Heureusement que Marie ne s'en sort pas trop mal quand elle répond: «Laquelle est la bonne?» Une foule d'individus se bousculent sur ce palier qui ne doit pas faire plus de quatre mètres carrés. En dix minutes, nous avons fait le tour de tous les comédiens. Des visages inconnus et quotidiens, des silhouettes comme on en croise tous les jours dans la rue. Camille-la-suicidaire ressemble à une bonne copine de lycée à qui on a envie de payer un café. Bruno-le-crétin colle exactement au rôle: un adolescent mal embouché qui traîne son quota de complications juvéniles. Jonas ressemble autant à un flic que moi à une pub glamour, et Fred est loin d'avoir le mètre quatre-vingts que
nous avions demandé. La bonne surprise, c'est cette drôle de fille sans âge qui joue Mildred. Elle a le visage dur et profond qui désespère de ne pas être joli. Même sa façon de parler a quelque chose d’ambigu et rend caduques toutes les indications de jeu que nous nous sommes évertués à noter dans le script. Parfois, ça métamorphose une réplique, et pas forcément en pire. Quand j'ai écrit:
mildred
(geste d'étranglement): J'aimerais le tenir dans la main, là, et serrer fort!on voit:
mildred
(perverse, une main sur ses lèvres): J'aimerais le tenir dans la main… là… et serrer (soupir)… fort…Quant aux autres, il est difficile de dire s'ils sont mauvais ou pas. C'est un curieux mélange de bonne volonté et d'amateurisme. En tout cas ils semblent y croire, comme nous. Et si parfois ils ratent le troisième degré d'un dialogue ou s'ils passent à côté de l'intensité dramatique d'un geste, on ne leur en veut pas trop. Ils sont, comme nous, embarqués dans la Saga. Comme nous, ils ont veillé tard ce soir avec leur famille.
C.H.U. Kremlin-Bicêtre
Service de Gériatrie
Monsieur ou messieurs les auteurs,