Le n° 16 a été diffusé cette nuit, j'ai oublié de programmer mon magnétoscope. J'ai passé la journée à écrire les deux dernières séquences du n°28. D'ici à ce qu'il soit diffusé nous aurons mis en boîte les trois quarts du feuilleton. L'important est de ne pas perdre de temps. Continuer à faire ce qui nous plaît, mais le plus vite possible. Inutile de chercher à savoir si la Saga dérive ou garde le cap, c'est comme s'il y avait à bord quatre capitaines fous qui prennent le contrôle des machines quand bon leur semble. Mon Dieu, pardonnez-nous, nous ne savons pas ce que nous faisons. Parfois j'ai l'impression qu'il s'agit d'une écriture automatique à la façon de Dali et Bunuel, nous évoquons tout ce qui nous passe par la tête et abandonnons d'emblée ce que les autres rejettent sans qu'ils aient besoin de le justifier. Comme des enfants à qui personne n'interdit rien, nous nous amusons à repousser les limites de la décence et personne ne vient nous taper sur les doigts. Nous avons créé un personnage qui nous amuse beaucoup, un lointain cousin des Callahan en provenance directe d'une petite île du Pacifique. Il s'appelle Mordécaï, il est richissime et fou comme un lapin. Sa fortune incommensurable est tantôt au service de la vertu, tantôt à celui du vice, sans aucune logique apparente. En partant du principe que tout être et toute chose a son prix, Mordécaï claque du chéquier comme on réclame des têtes. L'argent et la folie étant faits pour s'entendre, Mordécaï s'acharne parfois sur un innocent avec un rare bonheur, parfois il récompense une ordure. Mais il peut tout aussi bien faire l'inverse. Il offre un Disneyland à une vieille grabataire, il impose à Beaubourg la rétrospective d'un petit peintre de la place du Tertre, il est prêt à acheter un million de dollars la photo nue d'une femme ministre dont il vient de s'enticher (et il la trouve). Il organise des soirées somptuaires pour humilier du même coup la Jet Set et la Croix-Rouge. Le tout, fait avec beaucoup de cynisme ou de fraîcheur, tout dépend de quel point de vue on se place. Pour l'instant Séguret ne réagit pas, ni aucune instance de censure, c'est à désespérer de la provocation. Nous sommes les créateurs et les seuls spectateurs de la Saga. Luxe frustrant.
À longueur de journée, Mathilde fume ses cigarillos longs et fins qui lui donnent l'air d'une Mata Hari revenue de tout. Elle change de visage tous les jours et parle de sexe comme d'autres parlent d'informatique. Elle serait parfaite si elle ne lisait pas la presse à scandale. Elle sait tout sur les vacances de stars, le cul des princesses et les longues maladies des grands de ce monde. Parfois elle découpe des photos et les colle dans un énorme dossier qu'elle range dans un tiroir fermé à clé. Quand on lui demande ce qu'elle trafique, elle répond que c'est son jardin secret et que nous sommes bien trop curieux. Plus aucun doute n'est possible, Mathilde est une midinette professionnelle, elle en a fait son métier.
Jérôme s'est renfloué et l'argent lui va bien. On se demande quel genre de type il serait avec ses quatre millions de dollars. Il a même voulu nous débarrasser de Tristan mais Louis s'est proprement insurgé: pas question de nous priver de «sa formidable mémoire vive
Notre famille s'est agrandie de deux nouveaux membres. Lina la patronne de Prima, et William, le monteur. Lina est une chasseuse de têtes d'un mètre cinquante qui piste les personnages, invente des acteurs et traque la silhouette inconnue tant espérée par les metteurs en scène. Vu le renouvellement de l'affiche, la Saga ne lui prend pas dix minutes de boulot par semaine. Si elle a accepté de s'en occuper, ce n'est pas pour le budget misérable que lui propose Séguret mais parce qu'elle s'est prise de sympathie pour les frères Durietz. On passe la voir quand un nouveau visage apparaît dans le feuilleton, moi pour la féliciter de son choix, et Louis pour lui faire remarquer qu'elle ne s'est pas foulée.
Au-dessus de nos têtes, William a un atelier invraisemblable. Il s'occupe des montages et des bricolages en tout genre dont la chaîne a besoin. Il s'amuse comme un petit fou avec son matériel ultramoderne et les techniciens le considèrent comme le Houdini du montage vidéo. Monter la Saga, c'est