Jérôme sirote un café en lisant d'un œil éteint la moisson de courrier quotidienne. Dès qu'il tombe sur une lettre un peu rigolote, un peu originale, il nous la lit à haute voix. Séguret n'est pas encore arrivé. Il a pris l'habitude de venir tous les vendredis matin pour nous parler des scores de la veille et de toutes les nouvelles directives prises autour de la Saga. Cet homme est un geyser inépuisable de directives. Ça parle d'enjeux et d'objectifs, de cibles, de l'audimat et des parts de marché auxquels je ne comprends pas grand-chose à moins qu'on ne me trouve des équivalences. Entre fierté et angoisse, il m'a expliqué que la Saga avait fait un score supérieur au film du dimanche soir. La semaine suivante, elle faisait plus que la finale de la coupe d'Europe de football. Il a vendu Saga à toute l'Europe, et les Américains s'intéressent à l'achat des droits de remake. Ils pensent inverser le principe de la série: la famille Fresnel, typiquement française, s'installe en face des Callahan. Le tout serait tourné à Los Angeles et ce dernier point nous a laissés rêveurs, Jérôme et moi. Los Angeles… nous nous sommes mis à imaginer Saga à la sauce américaine: du soleil, des gratte-ciel, des apparitions de stars, une musique d'enfer, une blonde siliconée qui jouerait le rôle de Camille, des explosions, des cascades, tout quoi, le bonheur! Même si les exemples de Séguret sont parlants, je n'arrive pas à réaliser l'impact réel du feuilleton, j'essaie de visualiser dix-neuf millions d'individus, les yeux rivés sur la même image. J'essaie de les imaginer, tous, dans un désert à perte de vue, serrés les uns contre les autres, le regard perdu dans le ciel étoile où chaque personnage aurait la taille de la Grande Ourse et chaque épisode défilerait à perte de vue aux confins de la Voie lactée. Mais cette vision s'estompe assez vite et Séguret baisse les bras. Il est devenu l'homme fort de la chaîne, sans parler des ponts d’or que lui font les autres. Il est le producteur miracle de la télé française, une sorte de génie visionnaire qui allie
Partout.
Partout sauf dans les trente-cinq mètres carrés de notre bureau où il nous suffit en général de quelques minutes pour lui donner envie de se cacher sous la moquette. Pourtant, il tente le coup à chaque fois. Il nous soûle de théories et plus il y met de conviction, plus ça le rend pathétique. Il se voit comme une espèce de Christophe Colomb qui conquiert un nouveau monde, quand il n'est qu'un brave moussaillon qui brique le pont du
– Tiens, Mathilde, dans la vitrine de mon libraire j'ai vu un de vos bouquins, ça m'a fait drôle. Sur le bandeau, il y a votre photo:
– Personne ne m'a prévenue, il a réédité les douze volumes de la série des Axelle Sinclair.
Son ancien éditeur, le redoutable Victor, ne se serait jamais privé d'un coup de pub pareil. Depuis le succès du feuilleton, le monsieur s'est souvenu que Mathilde lui a jadis donné son âme.
– Il veut m'inviter à dîner mais je ne suis pas encore prête.
– Prête à quoi? À vous faire entuber par ce salopard une énième fois? Vous êtes aveugle, ou quoi?
J’ai le sentiment d'avoir parlé trop vite quand Jérôme échange un regard complice avec Mathilde.
– Rassurez-vous, Marco, l'amour m'a rendue aveugle mais pas complètement stupide. En tout cas, ces rééditions vont donner une seconde chance à Axelle Sinclair.
– Elle était comment, Axelle Sinclair?
– Une compliquée, le genre qui cherche la perfection du bonheur à longueur de journée.
– Le v'là! gueule Jérôme qui se cache derrière son écran dès qu'il voit apparaître la silhouette de Séguret.
À vos places, on va faire l'appel. Séguret entre, la mine recueillie, enlève son manteau et pose sa bouteille d'eau minérale sur un coin de bureau. Jérôme a déjà envie de se marrer. Séguret jette un regard de biais vers Tristan, endormi comme un bienheureux. Il n'ose rien dire, mais on sent qu'au fil des mois il n'a toujours pas réussi à s'habituer à cette sorte d'ectoplasme avachi devant la télé. Il nous salue tous les quatre, juste pour se faire la voix.
– Vous voulez connaître les résultats d'hier?
Si on respecte le rituel, à cette question-là, nous sommes obligés de répondre oui.