– 67% de parts de marché et 38 points audimat. Pendant les présidentielles, le dernier débat avant le second tour a grimpé à 31. Il ne s'agit pas, pour nous, de comprendre le phénomène. La chaîne s'est chargée de réunir l'équivalent d'une commission d'enquête – des sociologues pour la plupart – afin d'apporter des éléments de réponse. Si l'événement nous échappe, le feuilleton, lui, doit plus que jamais obéir à un souci de cohérence. Je sais que la liberté de ton que vous avez su insuffler au feuilleton a joué pour beaucoup dans le succès d'aujourd'hui. J'irai même jusqu'à dire que, malgré nos divergences, vous avez eu raison de rester fidèles aux objectifs que vous vous étiez fixés. Tous les dirigeants de la chaîne, moi le premier, vous en remercient. Mais, je ne vous apprends rien, il nous reste douze épisodes qui passent au format 90 minutes, à diffuser avant les vacances d'été. Le petit sit-com fait avec les moyens du bord que nous avons commencé à diffuser en octobre dernier n'existe plus. La Saga est non seulement la création française la plus luxueuse jamais tournée – je dirige une équipe de quatre-vingt-cinq personnes et le budget est quasi illimité – mais c'est aussi, et surtout, une affaire nationale.
– Nationale, vous avez parfaitement raison, coupe le Vieux. Il paraît qu'à la chambre des députés, l'un d'eux a dit à la tribune:
– Et tout le monde s'est marré, paraît-il, dit Jérôme.
– Une affaire nationale, reprend Séguret qui, comme tous les énarques, n'aime pas être interrompu. Cela nous oblige désormais, et en tout premier lieu, à élaborer un produit consensuel, convivial et surtout fédérateur. Il faut fé-dé-rer! Un aspect de votre mission que vous prenez un malin plaisir à laisser de côté.
Celle-là, il ne nous l'avait jamais faite.
Accablé, le Vieux porte une main à son front et ferme les yeux. Mathilde, beaucoup plus détendue, lit du coin de l'œil un article sur le palais vénitien que vient d'acquérir une sombre petite princesse qui aime bronzer en monokini. Fé-dé-rer…? Jérôme et moi échangeons un court dialogue télépathique.
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– Ne me dites pas le contraire, tous les quatre! Jusqu'à maintenant, vous avez surtout cherché à vous faire plaisir. Et la ménagère du Var, vous y avez pensé? La ménagère du Var qui doit nourrir une famille et affronter la crise, celle-là même qui s'accorde un instant de répit devant son feuilleton. Vous pouvez me dire ce elle en a à fiche de l'accablement d'un pasteur qui ne croit plus en Dieu? Et de l'Œdipe mal digéré de Camille? Ça lui parle, ça? Prenez l'ouvrier de Roubaix qui vient de prendre sa dose de réel devant la porte fermée de son usine. La télévision est son seul dérivatif, son unique espace récréatif. Au lieu de regarder un reality show, il nous fait le privilège de s'attarder devant notre Saga, et qu'est-ce qu'on lui propose? un couplet antitélé qui n'offre aucune équivoque: jetez-la par la fenêtre! Discours démagogique,et en plus, très daté. Et le pêcheur de Quimper… Ah ça, j'ose à peine en parler du pêcheur de Quimper. Lui, vous l'avez mis d'office sur liste noire. Rien ne lui est épargné: incitation, tantôt à l'anarchie, tantôt à la débauche. Et tout ça conduit droit vers un formidable cimetière de la Morale. C'est là où je voulais en venir. Les directives de la chaîne sont claires: désormais, tout script devra être lu et approuvé par un comité avant d'être tourné. Je sais que c'est une formulation un peu abrupte, et j'essaierai de lui apporter une touche plus personnelle en vous priant, très sincèrement, de penser un peu aux autres.
Dans la foulée, il se descend la moitié de sa bouteille d'eau. Sûrement une technique d'énarque. Il paraît qu'on leur apprend plein de trucs très savants pour garder les rênes d'un groupe restreint, même le geste le plus insignifiant définit un code.
Il attend une seconde et nous toise, les bras croisés.
Aucun de nous ne manifeste la moindre réaction. Soufflés que nous sommes. Séguret s'en étonne presque.
Silence.