– Ne va pas te plaindre, il y a à peine un mois, on retenait le prix des bandes Velpeau sur ton salaire.
– On est encore loin des effets spéciaux américains mais je reconnais que l'explosion était bien foutue. Ils ont même fait des efforts sur les cascades dans la scène où Mordécaï se jette du haut de la tour.
– Mordécaï…? Je pensais qu'on l'avait déjà fait mourir vers le n° 30 ou 31?
– Mordécaï est très très riche. Avec une fortune pareille on trouve des solutions à tout, même à la mort. De toute façon personne ne s'est plaint de le voir réapparaître.
Parfois, c'est justement sur ce point que j'ai un probleme. Je m'interroge sur cette infernale liberté dont Séguret voudrait nous amputer. Il s’en est passé, des choses, depuis le fameux jour où il a lancé son
– J'ai bien peur que la seule limite soit celle de notre imagination.
Je menaçais de le faire depuis longtemps. Dans l'épisode que nous avons bouclé aujourd'hui, Dieu nous est apparu. Dieu en personne.
Il correspond bien à l'image que la plupart des gens s'en font, c'est un auguste vieillard drapé dans des vêtements blancs, son superbe visage aux traits creusés inspire une sorte de crainte mêlée de joie.
– Hé, Louis, tu crois que ça suffit, comme description?
– Fais voir…
Lina, la chasseuse de têtes, va avoir du mal à trouver un mec dont le regard inspire une sorte de crainte mêlée de joie. Déjà qu'ils sont allés chercher la Créature dans une espèce de phalanstère d'acteurs, en Hongrie, ça a fait tout un pataquès. Après tout, qu'elle se débrouille. Ça donnera une chance à ses émissaires de justifier leur salaire.
– A propos de casting, dit Jérôme, il faut qu'ils recrutent la fille qui va jouer Dune.
– Rappelez-nous qui est cette Dune.
– Une nana qui s'est échappée de la secte des Barbariens. Elle a vingt-cinq/trente ans, elle est plutôt jolie, point final.
– C’est tout? demande Mathilde. Vous créez le personnage d'une belle fille de vingt-cinq ans, et c'est tout ce qui vous vient l'esprit?
– Les filles ça n'a jamais été son truc, ricane Tristan. Sous ses airs, comme ça, c'est un timide. Quand il était ado, il essayait de les attirer à la maison en leur promettant de leur montrer «l'homme-canapé». Tu te souviens de la rouquine?
– Tu n'es pas obligé de raconter, dit Jérôme, cramoisi.
– Et devinez qui faisait «l'homme-canapé»?
– Quand je décris un beau gosse, dit Mathilde, je puise dans mes reliquats fantasmatiques. Ça va du voisin de palier à la star hollywoodienne.
– Il n'y a pas une actrice qui te plairait? Paraît que ça se bouscule pour jouer dans Saga.
– Bof…
– Dans ce cas, il faut la créer de toutes pièces, dit Louis. Décris-nous la femme idéale, pour toi.
C'est un plaisir de le voir triturer ses doigts, les yeux rivés sur ses tennis. Lui qui se fout de moi chaque fois qu'une fille passe dans le couloir. Lui pour qui les personnages féminins servent au repos du guerrier quand elles ne sont pas elles-mêmes des Rambo en bas résille. Dans deux minutes on va apprendre que c'est un grand sentimental.
– Arrêtez de me regarder comme ça. Je ne me suis jamais posé la question…
– Une brune, une blonde?
– …
– Une rouquine? fait Tristan en rigolant de plus belle.
– Plutôt… une brune. Avec des cheveux longs et raides comme des baguettes.
– Ses yeux?
– … Il faudrait qu'elle ait les yeux très bleus et que sa peau soit mate, un peu cuivrée, comme une indienne Zuni, et puis…
– Et puis quoi?
– … Elle aurait un sourire imperceptible, comme une geisha. Elle aurait des jambes interminables et une poitrine discrète, cuivrée, aussi, la poitrine.
– Profil psychologique?
– L'adorable emmerdeuse?
– La vipère fatale?
– Pas du tout. Le moindre de ses gestes donnerait une impression de sérénité, on lirait en elle comme dans un livre ouvert et son rire coulerait comme une petite rivière.
– Elle aurait des aptitudes particulières?
– Qu'est-ce que tu veux dire?
– Je ne sais pas, n'importe quoi, le tennis, les claquettes, le saut à l'élastique…
– Il faudrait qu'elle parle plein de langues, j'aime les femmes qui parlent plein de langues. Son français aurait une petite pointe d'accent. Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. Parfois elle citerait Shakespeare dans le texte. Et si par-dessus le marché, elle sait lancer le boomerang…