Le Vieux rompt un délicieux petit silence en détachant une page de son bloc-notes.
– Je crois que je n'ai rien oublié. Nous allons voir combien de temps ils vont mettre à trouver Dune.
– Cette fille-là n'existe pas! hurle Jérôme.
– Lina va envoyer ses sbires dans tous les coins du monde et passer des annonces sur les cinq continents, mais ils nous la trouveront!
Le Vieux a raison, il faut en profiter tant que nous avons le pouvoir. Le 21 juin, on nous jettera dehors, mais d'ici là, on va leur en faire voir!
– J'ai 40 ans, dit Mathilde, c'est dire le temps qu'il m'a fallu pour trouver quelqu'un qui satisfasse tous mes caprices. Il s'appelle Séguret et je l'userai jusqu'à la corde comme une danseuse ruine son banquier d'amant.
Je nous sers une tournée générale de vodka au poivre et nous trinquons à cette Dune qu'il nous tarde de connaître. Jérôme hausse les épaules, il pense que Louis se fout de lui depuis le début. Mathilde regarde l'heure et s'en va la première. Tristan saisit ses béquilles pour sa promenade vespérale dans la salle de montage.
Le Vieux lui demande s'il peut l'accompagner, il a envie de voir comment travaille William.
– Vous m'aiderez à ouvrir les portes, dit Tristan en souriant.
Ils s'éclipsent tous les deux. Je cherche partout la bouteille de vodka, Jérôme rince les verres. Le fax se met en marche et à cette heure-ci, nous n'avons aucune bonne nouvelle à espérer.
– Si c'est encore des conneries à bricoler d'urgence, cet enfoiré de Séguret peut aller se brosser.
Il arrache le papier et le lit. Je redoute le pire.
– Ils font une fête dans les studios…
– Quand?
– Ce soir.
– Sympa de nous prévenir à la dernière minute.
– Ils ont calé l'anniversaire de Jonas sur la fin de tournage du n°67.
– Ça te tente?
– On ne connaît personne. On aurait l'air de quoi…?
Nous sommes restés silencieux, pensifs, dans le taxi qui me déposait chez moi avant de ramener Jérôme au bureau. Soûlés au Champagne. Séguret est passé en coup de vent sans nous repérer. Personne ne nous a reconnus, personne ne nous a demandé ce que nous faisions là et personne ne nous a adressé la parole.
– Celle qui fait Evelyne a l'air plutôt sympa.
Le buffet était somptueux, le Champagne excellent et les traiteurs servaient des petits plats chauds faciles à manger.
– Qui était ce type qui s'est pincé le nez quand on lui a demandé ce qu'il pensait du dernier script?
– Celui qui ressemblait à Walter?
– Oui.
– C'était Walter.
Avant les festivités, j'ai assisté à la fin du tournage. Je ne me doutais pas de cet invraisemblable ballet, ces décors qui valsent, ces dizaines d'individus qui se tournent autour. En me baladant, je me suis retrouvé au beau milieu d'une galerie d'art contemporain pleine de toiles et de sculptures. J'avais envie de situer la rencontre de Bruno et sa fiancée dans un endroit comme celui-là, et je m'étais même amusé à inventer des œuvres. Un nu hyperréaliste près d'un radiateur, un assemblage d'assiettes et de photos de Dali, une colonne de photocopieurs déglingués, un monochrome orange lacéré de part en part. Sur mon ordinateur, je m'en étais donné à coeur joie, j'ai balancé du concept et de l'effervescence chromatique à qui mieux mieux, persuadé que la production mettrait toutes mes pointilleuses descriptions au panier pour acheter de vagues reproductions aux puces de Saint-Ouen. Eh bien, non! Ils ont tout fait faire sur mesure! Mon nu au radiateur est une merveille! Mon installation de photocopieurs mériterait sa place à Beaubourg! Je suis un artiste! Un artiste!
– Tu as entendu l'histoire du jeu?
– Non.
– Ils vont commercialiser un jeu de l'oie tiré de la Saga.
– Tu plaisantes?
– Authentique. Le genre: avancez de trois cases, Mildred teste votre Q.I., si vous avez moins de 100, reculez de cinq cases. Sautez quatre cases pour ne pas tomber dans un attentat de Pedro Menendez, etc.
– Tu crois qu'on va toucher des ronds, là-dessus?
– Va savoir.
J'ai bien aimé le speech du producteur délégué. Il a dît que la Saga était une grande famille dont il remerciait tous les membres un par un. La liste était longue, ça allait des rôles principaux aux plus petits techniciens, sans oublier tous les postes clés de la chaîne, avec une mention spéciale pour notre père à tous: Alain Séguret. Aucun scénariste n'a été cité. Il a souhaité un bon anniversaire à Jonas et a fait une distribution de cadeaux, c'était la grande surprise de la soirée: un coffret de quatre cassettes qui réunissent les douze premiers épisodes du feuilleton. Tonnerre d'applaudissements. J'ai réussi à choper un coffret mais Jérôme a eu moins de chance que moi.
– A demain, mec.
Quand je me suis glissé dans mon lit, encore embrumé par les vapeurs de champagne, j'ai parlé à Charlotte comme si elle était présente dans la pièce.
– Tu sais, aujourd'hui, j'ai utilisé Dieu comme personnage.
(-…)
– Je me doutais que tu allais dire un truc dans ce genre-là bien figure-toi que je ne sais plus si c'est le Dieu dont tout le monde parle ou si je L'ai créé de toutes pièces.
(-…)