On frappe à ma lourde. C’est Mathias qui radine de chez Poilodo avec une enveloppe de papier brun. Il jette un regard suspicieux à Aquoix, puis un regard gourmand à moi, s’attendant à ce que je le convie à la fiesta, mais j’entends mener à ma guise la « conversation ». Je suis malade et je serais la première victime de cette danse incantatoire qu’est en général un interrogatoire policier.
— Merci, vieux, tu peux disposer.
J’ouvre l’enveloppe. Elle contient trois images. Je les laisse sur mon sous-main, me promettant de les étudier après.
— Donc, vous prétendez n’avoir jamais revu Ravioli depuis cette visite qu’il vous a faite ?
— Jamais.
— Monsieur Aquoix, vous lui avez téléphoné la nuit dernière.
Il ne se trouble pas, ne se file pas en renaud. Simplement, il déclare, sans même hausser le ton :
— C’est absolument faux.
Et il ajoute :
— Pourquoi l’aurais-je fait, étant donné que nous n’avions depuis longtemps plus rien à nous dire ?
Mais je n’ai cure de cet argument à la mords-moi-l’haineux.
— Vous avez quitté votre domicile avant onze heures. Vous êtes allé à votre garage, vous avez pris votre voiture. Vous avez téléphoné à Ravioli en lui demandant de vous rejoindre à Pontoise, sur la route… Il l’a fait ; vous êtes monté dans son auto et l’avez abattu d’un coup de revolver dans la nuque. Ensuite vous avez pris l’argent qu’il avait sur lui et…
— Grand Dieu ! mais c’est insensé !
— Vous niez ?
— Je nie en haussant les épaules devant cette fable stupide !
— Vous niez avoir quitté votre appartement à onze heures ?
— Non. Je suis en effet allé chercher mon automobile, mais là s’arrête la concordance avec vos accusations extravagantes !
— Ravioli a été assassiné.
— Je sais.
— Comment le savez-vous, les journaux n’ont pas encore eu le temps d’annoncer le meurtre ?
— Les journaux, non, mais Europe n° 1, si. Et ma belle-fille passe sa vie près de son poste de télévision ou de radio. Entre nous, lorsque votre sbire est venu me chercher sous un prétexte fallacieux, j’ai pensé qu’on requérait mon témoignage au sujet de cet individu…
— Parce que vous aviez quelque chose à dire sur lui ?
— Rien d’autre que ce que je vous ai dit.
— Et moi je prétends que vous l’avez assassiné, monsieur Aquoix !
Il était blanc comme un sous-produit laitier, mais du coup il devient plus bleuté que de la porcelaine de Delft.
Le voilà qui se lève et qui articule du bout de son bridge :
— Monsieur le commissaire, je ne répondrai plus à vos questions, vous pouvez me faire arrêter si bon vous semble. J’aurai au moins recours à un avocat !
Mon palpitant joue un solo de castagnettes dans ma poitrine.
Par moments, il se fait sous ma coupole de brèves explosions qui s’achèvent en myriades d’étincelles. C’est joli, mais douloureux. Bonté ! vivement mes toiles que je me mette un peu sur la voie de garage !
— Asseyez-vous, Aquoix !
— Non !
— Asseyez-vous, tonnerre de m… !
Dompté, il pose son dargif maigrichon sur une chaise dépaillée.
— Et, maintenant, parlez-moi de votre belle-fille, pour changer.
Ça la lui coupe comme avec un sécateur. Voilà des paroles qui valent de l’or. Ça me rappelle la péripatéticienne qui se faisait douiller chérot sous prétexte qu’elle avait une dent branlante.
Il manque d’air, Aquoix ! L’homme-grenouille qui fait un accroc à sa combinaison doit pousser cette frime dans le monde du silence !
— Ma belle-fille !
Je ricane :
— Vous n’allez pas m’affirmer aussi que la jeune personne qui vit chez vous est votre belle-fille, non ?
Cette fois, ça lui échappe :
— Comment savez-vous… ?
Je le tiens ! Il est à moi, le bilieux ! Comme c’est une journée placée sous le haut patronage des PTT, mon bignou remet ça. Je décroche. C’est Lavoine.
— Ah ! patron… Je n’arrivais pas à obtenir la communication avec Paris… C’est fou, la banlieue… Fernand Raynaud a raison, vous savez, il vaut mieux faire passer par New York pour avoir Asnières !
— Au fait ! Je suis pressé, tranché-je.
— Bon. J’ai vu plusieurs personnes. Pas d’erreur, la photo est bien celle de Mlle Planqueblé !
Je me demande tout à coup si je ne suis pas le jouet d’un rêve (ce qui vaut mieux que d’être celui d’un enfant brise-tout !). Comment ! Voilà l’Aquoix qui s’affale, il reconnaît que la donzelle photographiée par moi n’est pas sa belle-fille. Et l’autre tronche d’alose me tube pour m’affirmer le contraire !
— Tu charries ou quoi ?
— Mais non, patron. C’est officiel. Tous les gens que j’ai interviewés sont formels…
— Ça va, merci…
Le filet de bave de ma stupeur coule aux commissures des lèvres de mon amertume. Je dépose le combiné sur sa fourche comme un grigou dépose un lingot d’or dans son coffre. Heureusement qu’Aquoix est plus troublé que moi ; il ne s’aperçoit pas de mon trouble.
—
Je reste abruti, le nez froncé, la bouche ouverte, le regard comme deux cerises gâtées.