Qu'est-ce que cette bande, au combien organisée, a pu projeter ? Je pense à mon pauvre Béru, tout là-bas, dans ses barbelés, à Lormont, à Belloise. Jamais comme à cet instant je n'ai eu autant envie de les délivrer. Pourrai-je y parvenir ?
Grésillement. La voix chuchoteuse de Pinuchinovitch :
— Attention !.. Un type vient de se lever, juste derrière toi. Ne bouge pas…
Un temps. Un sourd entendrait battre mon cœur à travers trois épaisseurs de matelas.
— Ne t'agite pas, surtout, reprend le Pinuchard attentif, le bonhomme t'observe. Il prend ta valise dans le filet. Elle se trouve tout contre la sienne. Il vient de se rasseoir, je ne vois plus ce qu'il fabrique…
Le car roule dans la lumière orangée de ses phares. On entend le cri sauvage des voitures que nous croisons et qui force dans la campagne mouillée.
— Eh ben, qu'est-ce qui se passe ? soufflé-je.
— Attends, il se relève, il saisit sa valise… Il enlève la housse. Mince : elle est rouge ! Il la pousse au-dessus de ta tête. Il se rassied… C'est fini. Tu as compris ? Il a ta valise de dollars maintenant. Et il met sa housse sur la tienne. Voilà le travail ! Ça s'est fait en douceur. Joli travail. Personne ne s'est aperçu de rien.
Nous roulons encore un moment. Tout est calme à bord. Je gamberge sur le 220 volts. Voyons, ces malfrats espèrent-ils opérer aussi gentiment ? Un peu de somnifère dans mon thé, un échange de valises et puis bonsoir ? Un peu simpliste comme procédé.
J'en suis là de mes cogitations lorsque le chauffeur de notre car freine à mort en poussant un juron. Tout le monde se met à glapir dans le véhicule. Deux secondes et demie s'écoulent et c'est le choc. A travers mes stores entrouverts j'aperçois un gros camion citerne en travers de la route. On l'a percuté. Pas très très fort, mais suffisamment pour contusionner les carrosseries de part et d'autre. Le conducteur, étourdi, saigne du naze sur son volant. C'est l'affolement. Panique à bord ! Les gens se ruent hors du bus et invectivent le chauffeur du citernier, lequel débouchait imprudemment d'une petite route agaçante.
— Ouvre l'œil ! dis-je à Pinaud. Il se peut très bien que ce soit un accident-bidon pour stopper le car.
— J'allais te le dire, balbutie le Déchet, notre gars vient de reprendre la valise au fric. Il sort, mine de rien, du bus.
— Suis-le, mine de rien, et dis-moi ce qu'il fait !
Pinaud obtempère. Dehors les conducteurs se psychanalysent à tout va.
— Et alors, espèce de manche, t'as appris à conduire sur un tracteur, ou quoi !
— Ben quoi, t'étais pas en phares !
— Ah ! parce qu'il te faut des loupiotes de D. C. A. pour que tu respectes la priorité !
Etc., etc.
La chère Huguette, qui n'avait pas bronché jusqu'à présent, quitte discrètement son siège. Il ne reste plus qu'une vieille rombière enrhumée, une petite fille endormie et moi à l'intérieur du véhicule.
— Et alors, l'Amorti, quoi de neuf ?
— Des voitures s'arrêtent à cause de l'accident, dans les deux sens. Le type à la valise s'éloigne mine de rien.
— Et la petite péteuse ?
— Elle le regarde s'esbigner tout en te surveillant à travers la vitre !
— Continue à bien mater, c'est maintenant qu'on joue le Concerto de Varsovie pour flûtes et mirlitons à moustaches, Pinuche. Les poulets qui devaient nous suivre de loin, tu les aperçois ?
— Ecoute, il y a maintenant toute une file de voitures, et tous les conducteurs en descendent ; Alors !
— Continue de filer le mec à la valoche.
Brouhaha, Klaxons, Interjections. Je continue d'être aux aguets. Votre San-Antonio, mes louloutes, c'est kif-kif une corde de violon ultra tendue. Un courant d'air le fait vibrer.
Comment goupiller cette opération ? Nous ne sommes que deux pour l'instant. Et nous avons affaire à des gens supérieurement organisés qui ont préparé minutieusement leur coup.
— San-A ! fait là voix altérée de Pinusky, le bonhomme vient de monter dans une voiture sport conduite par une ravissante blonde. Elle cherche à se dégager de la file pour filer en direction du Midi…
— Note son numéro, vite !
— C'est déjà fait.
— Maintenant, tâche de trouver les poulets qui nous collaient au prose. Il le faut.
J'entends la voix haletante de Pinaud qui se déplace précipitamment :
— Hep ! fait-il, messieurs… Vous êtes bien des policiers d'Auxerre, n'est-ce pas ?
— Qu'est-ce que ça peut vous f… ? répond une voix.
Pas d'erreur ; il s'agit de nos bonshommes. D'ailleurs, Pinuche qui a dû leur produire sa carte de poulaga confirme.
— Nos collègues sont là, San-A.
— Et la voiture sport ?
— Elle vient de filer.
— O.K. Emballez la gosse qui était avec moi, vite fait sur le gaz, j'arrive !
Je parviens dehors à l'instant précis où Pinaud et un gros sanguin cramponnent la chère Huguette par les ailerons.
— Mais que me voulez-vous ? s'indigne-t-elle, qu'est-ce que' c'est que ces manières ?
Je m'approche et je lui déclare en la poussant dans la D.S des flics :
— Fais pas de rebecca, Huguette, sinon je te flanque une telle fessée que tu risquerais de mourir centenaire sans avoir jamais pu te rasseoir !