— Je crois ! Ils ont dû mijoter une combine quelconque car ils ont envisagé l'hypothèse d'une surveillance dans le genre de la tienne.
— Oui, c'est probable.
— Tu vas téléphoner au Vieux. Tu lui diras qu'il se débrouille pour nous faire suivre discrètement, à partir d'Auxerre, par une bagnole de poulets. Mais attention : suivre de loin, de très loin, pour ne pas donner l'éveil à nos lascars.
— Je l'appelle tout de suite, San-A.
— Va donner ton coup de fil dans le restaurant d'à-côté par mesure de sécurité et essaie de ne pas bramer comme un âne au téléphone.
— Non, mais dis donc, je…
Puis il se tait. J'ai un coup d'inquiétude, car je me demande si nos émetteurs ne sont pas tombés en rideau.
— Hé ! La Pinoche ! Tu es là ?
— Mince alors, bouge pas, bavoche la Loque.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— La môme avec qui tues…
— Eh bien ?
— Elle vient de verser quelque chose dans ton thé.
— Qu'appelles-tu quelque chose ?
— Une espèce de poudre blanche qu'elle a fait couler d'un sachet. Elle l'a mise dans le sien, comme s'il s'agissait d'un médicament qu'elle allait prendre, puis elle a changé discrètement les deux tasses.
J'ai l'âme en fiesta.
— Bon boulot, vieillard chenu, approuvé-je. Tu as ouvert tes jolis yeux chassieux aussi grands que si tu regardais par la serrure de Lollo Brigida pendant qu'elle essaie des soutiens-lollo, et nous sommes sur une chaude piste ! Bravo ! Maintenant va bigophoner et remue-toi !
Je réapparais, avec le visage radieux d'un monsieur qui avait une forte envie de faire pipi et qui ne l'a plus.
La môme Huguette est toujours assise sagement devant sa nappe à petits carreaux bonne femme. Vous la verriez, vous lui colleriez le bon Dieu sans confession.
On dirait une petite pensionnaire des Oiseaux en vacances. Si le Révérend Pinaud n'était pas le poulardin le plus consciencieux de la planète Terre et de ses environs, je croirais, à voir cette môme, qu'il m'a monté un barlu. Seulement, Pinovskaya est le limier impec. Quand il dit quelque chose, on peut marcher les yeux fermés.
— Excusez-moi, jolie frimousse, fais-je en m'abattant à ses côtés.
Je lui pétris la dextre amoureusement.
— Vous ne pouvez pas savoir ce que cette rencontre me fait chaud au cœur. Je traversais une période d'abattement. La courbe de mon moral était dépressive et votre tendre minois est une sorte d'espèce de soleil qui vient réchauffer la froidure de mon âme.
Je reprends souffle après cette tirade que l'administrateur du Français voulait m'acheter à prix d'or pas plus tard que le mois dernier.
— Moi aussi, je suis contente de voyagez avec vous certifie cette gamine qui doit avoir son certificat d'études.
Je cherche à détourner son attention afin de vider ma tasse de thé dans la plante verte posée à côté de moi sur une console Charles XI à grandes jambes, C'est pas très fastoche.
— Vous avez vu la cafetière du serveur ! fais-je. Pas celle qu'il tient à la main, celle qu'il trimbale sur ses épaules ; à qui vous fait-il penser ?
La môme regarde et murmure :
— Je ne sais pas.
— Observez-le bien !
Et pendant qu'elle se détourne, vlouff, je vide ma tasse sur la terre humide du philodendron.
— Franchement, je ne vois pas, assure-t-elle en se tournant vers moi.
— A Kennedy, assuré-je, en moins comique, mais en plus spirituel, non ?
Et je fais mine d'achever ma tasse.
— Vous ne trouvez pas que ce thé a un drôle de goût ? je grogne.
Miss Thé et Sympathie boit le sien.
— Le fait est qu'il n'est pas très fameux ! admet la charmante enfant.
Vous avouerez que, dans ce livre, les grognaces sont toutes très belles et toutes très garces. On dirait qu'elles mènent le jeu, ces mignonnettes.
Je perçois un léger ronflement. C'est le philodendron qui vient de s'endormir. Pour la véracité de la scène, je feins des bâillements.
— Je crois que le marchand de sable m'en a collé une pleine brouette dans les mirettes, balbutié-je.
Le conducteur du bus la ramène et annonce le prochain départ : Je me caille un peu le raisin pour Pinuche, mais j'ai la satisfaction de l'apercevoir dans le car, déjà réinstallé. L'œil atone, la moustache pendante, il ressemble à un vieux rat empaillé.
Maintenant il fait noye, Le ronron du car est soporifique.
— Je sens que je vais piquer un petit somme, lapin bleu, dis-je, vous m'excusez.
— Je vais en faire autant, assure la môme Huguette.
— O.K. Si vous apercevez, sommeil faisant, un rêve à deux places, faites-moi signe.
Là-dessus, je prends une pose commode et je susurre à Pinaud :
— T'as affranchi le Dâbe.
— Oui. Il fait le nécessaire.
— Banco. Tu ouvres l’œil ; je suis obligé de chiquer à la Belle du bois dormant. Je suppose que s'ils ont voulu m'envaper, c'est parce qu'ils préparent un truc pour dans peu de temps.
— Fais confiance San-A.
Je suis obligé de lutter contre le sommeil. C'est pas chiqué. Le car roule dans la nuit. Une petite pluie visqueuse ruisselle sur les vitres et les pneus font sur l'asphalte mouillé Un bruit de succion. Que va-t-il se produire ?