Elle arriva cependant une heure environ après le départ du père, et elle nous trouva tous dans la cuisine sans que nous eussions échangé une parole. Celle qui jusqu’à ce moment nous avait soutenus était à son tour écrasée ; Étiennette si forte, si vaillante pour lutter, était maintenant aussi faible que nous ; elle ne nous encourageait plus, sans volonté, sans direction, toute à sa douleur qu’elle ne refoulait que pour tâcher de consoler celle de Lise. Le pilote était tombé à la mer, et nous enfants, désormais sans personne au gouvernail, sans phare pour nous guider, sans rien pour nous conduire au port, sans même savoir s’il y avait un port pour nous, nous restions perdus au milieu de l’océan de la vie, ballottés au caprice du vent, incapables d’un mouvement ou d’une idée, l’effroi dans l’esprit, la désespérance dans le cœur.
C’était une maîtresse femme que la tante Catherine, femme d’initiative et de volonté ; elle avait été nourrice à Paris, pendant dix ans, à cinq reprises différentes ; elle connaissait les difficultés de ce monde, et comme elle le disait elle-même, elle savait se retourner.
Ce fut un soulagement pour nous de l’entendre nous commander et de lui obéir, nous avions retrouvé une indication, nous étions replacés debout sur nos jambes.
Pour une paysanne sans éducation, comme sans fortune, c’était une lourde responsabilité qui lui tombait sur les bras, et bien faite pour inquiéter les plus braves ; une famille d’orphelins dont l’aîné n’avait pas seize ans et dont la plus jeune était muette. Que faire de ces enfants ? Comment s’en charger quand on avait bien du mal à vivre soi-même ?
Le père d’un des enfants qu’elle avait nourris était notaire ; elle l’alla consulter, et ce fut avec lui, d’après ses conseils et ses soins, que notre sort fut arrêté. Puis ensuite elle alla s’entendre avec le père à la prison, et huit jours après son arrivée à Paris, sans nous avoir une seule fois parlé de ses démarches et de ses intentions, elle nous fît part de la décision qui avait été prise.
Comme nous étions trop jeunes pour continuer à travailler seuls, chacun des enfants s’en irait chez des oncles et des tantes qui voulaient bien les prendre :
Lise chez tante Catherine dans le Morvan.
Alexis chez un oncle qui était mineur à Varses, dans les Cévennes.
Benjamin chez un autre oncle qui était jardinier à Saint-Quentin.
Et Étiennette chez une tante qui était mariée dans la Charente au bord de la mer, à Esnandes.
J’écoutais ces dispositions, attendant qu’on en vînt à moi. Mais comme la tante Catherine avait cessé de parler, je m’avançai :
– Et moi ? dis-je.
– Toi, mais tu n’es pas de la famille.
– Je travaillerai pour vous.
– Tu n’es pas de la famille.
– Demandez à Alexis, à Benjamin si je n’ai pas du courage à l’ouvrage…
– Et à la soupe aussi, n’est-il pas vrai ?
– Si, si, il est de la famille, dirent-ils tous.
Lise s’avança et joignit les mains devant sa tante avec un geste qui en disait plus que de longs discours.
– Ma pauvre petite, dit la tante Catherine, je te comprends bien, tu veux qu’il vienne avec toi ; mais vois-tu dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut. Toi tu es ma nièce, et quand nous allons arriver à la maison, si l’homme dit une parole de travers, ou fait la mine pour se tasser à table, je n’aurai qu’un mot à répondre : « Elle est de la famille, qui donc en aura pitié si ce n’est nous ? » Et ce que je te dis là pour nous, est tout aussi vrai pour l’oncle de Saint-Quentin, pour celui de Varses, pour la tante d’Esnandes. On accepte ses parents, on n’accueille pas les étrangers ; le pain est mince rien que pour la seule famille, il n’y en a pas pour tout le monde.
Je sentis bien qu’il n’y avait rien à faire, rien à ajouter. Ce qu’elle disait n’était que trop vrai. « Je n’étais pas de la famille. » Je n’avais rien à réclamer, demander, c’était mendier. Et cependant, est-ce que je les aurais mieux aimés si j’avais été de leur famille ? Alexis, Benjamin n’étaient-ils pas mes frères, Étiennette, Lise n’étaient-elles pas mes sœurs ? Je ne les aimais donc pas assez ? Et Lise ne m’aimait donc pas autant qu’elle aimait Benjamin ou Alexis ?
La tante Catherine ne différait jamais l’exécution de ses résolutions : elle nous prévint que notre séparation aurait lieu le lendemain, et là-dessus elle nous envoya coucher.
À peine étions-nous dans notre chambre que tout le monde m’entoura, et que Lise se jeta sur moi en pleurant. Alors je compris que malgré le chagrin de se séparer c’était à moi qu’ils pensaient, c’était moi qu’ils plaignaient, et je sentis que j’étais bien leur frère. Alors une idée se fit jour dans mon esprit troublé, ou plus justement, car il faut dire le bien comme le mal, une inspiration du cœur me monta du cœur dans l’esprit.
– Écoutez, leur dis-je, je vois bien que si vos parents ne veulent pas de moi, vous me faites de votre famille, vous.
– Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notre frère.