Je n’osai pas traverser tout Paris avec Capi sur mes talons. Qu’aurais-je répondu aux sergents de ville s’ils m’avaient parlé ? De toutes les peurs qui m’avaient été inspirées par l’expérience, celle de la police était la plus grande : je n’avais pas oublié Toulouse. J’attachai Capi avec une corde, ce qui parut le blesser très-vivement dans son amour-propre de chien instruit et bien élevé ; puis, le tenant en laisse, nous nous mîmes tous deux en route pour la prison de Clichy.
Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte à des réflexions lugubres ; je n’en connais pas de plus laide et de plus triste qu’une porte de prison : cela donne froid au cœur plus qu’une porte de tombeau ; les morts sur lesquels une pierre est scellée ne sentent plus ; les prisonniers, eux, sont enterrés vivants.
Je m’arrêtai un moment avant d’oser entrer dans la prison de Clichy, comme si j’avais peur qu’on m’y gardât et que la porte, cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus.
Je m’imaginais qu’il était difficile de sortir d’une prison ; mais je ne savais pas qu’il était difficile aussi d’y entrer. Je l’appris à mes dépens.
Enfin, comme je ne me laissai ni rebuter ni renvoyer, je finis par arriver auprès de celui que je venais voir.
On me fit entrer dans un parloir où il n’y avait ni grilles ni barreaux, comme je croyais, et bientôt après le père arriva, sans être chargé de chaînes.
– Je t’attendais, mon petit Rémi, me dit-il, et j’ai grondé Catherine de ne pas t’avoir amené avec les enfants.
Depuis le matin, j’étais triste et accablé ; cette parole me releva.
– Dame Catherine n’a pas voulu me prendre avec elle.
– Cela n’était pas possible, mon pauvre garçon, on ne fait pas ce qu’on veut en ce monde ; je suis sûr que tu aurais bien travaillé pour gagner ta vie ; mais Suriot, mon beau-frère, n’aurait pas pu te donner du travail ; il est éclusier au canal du Nivernais, et les éclusiers, tu le sais, n’embauchent pas des ouvriers jardiniers. Les enfants m’ont dit que tu voulais reprendre ton métier de chanteur. Tu as donc oublié que tu as failli mourir de froid et de faim à notre porte ?
– Non, je ne l’ai pas oublié.
– Et alors tu n’étais pas tout seul, tu avais un maître pour te guider ; c’est bien grave, mon garçon, ce que tu veux entreprendre, à ton âge, seul, par les grands chemins.
– J’ai Capi.
Comme toujours, en entendant son nom, Capi répondit par un aboiement qui voulait dire : « Présent ! si vous avez besoin de moi, me voici. »
– Oui ! Capi est un bon chien ; mais ce n’est qu’un chien. Comment gagneras-tu ta vie ?
– En chantant et en faisant jouer la comédie à Capi.
– Capi ne peut pas jouer la comédie tout seul.
– Je lui apprendrai des tours d’adresse ; n’est-ce pas, Capi : que tu apprendras tout ce que je voudrai ?
Il mit sa patte sur sa poitrine.
– Enfin, mon garçon, si tu étais sage, tu te placerais ; tu es déjà bon ouvrier, cela vaudrait mieux que de courir les chemins, ce qui est un métier de paresseux.
– Je ne suis pas paresseux, vous le savez bien, et vous ne m’avez jamais entendu me plaindre que j’avais trop d’ouvrage. Chez vous j’aurais travaillé tant que j’aurais pu et je serais resté toujours avec vous ; mais je ne veux pas me placer chez les autres.
Je dis sans doute ces derniers mots d’une façon particulière, car le père me regarda un moment sans répondre.
– Tu nous as raconté, dit-il enfin, que Vitalis, alors que tu ne savais pas qui il était, t’étonnait bien souvent par la façon dont il regardait les gens, et par ses airs de monsieur qui semblaient dire qu’il était lui-même un monsieur ; sais-tu que toi aussi, tu as de ces façons-là et de ces airs qui semblent dire que tu n’es pas un pauvre diable. Tu ne veux pas servir chez les autres ? Enfin, mon garçon, tu as peut-être raison, et ce que je t’en disais, c’était seulement pour ton bien, pas pour autre chose, crois-le. Il me semble que je devais te parler comme je l’ai fait. Mais tu es ton maître puisque tu n’as pas de parents et puisque je ne puis pas te servir de père plus longtemps. Un pauvre malheureux comme moi n’a pas le droit de parler haut.
Tout ce que le père venait de me dire m’avait terriblement troublé, et d’autant plus que je me l’étais déjà dit moi-même, sinon dans les mêmes termes, au moins à peu près.
Oui, cela était grave de m’en aller tout seul par les grands chemins, je le sentais, je le voyais, et quand on avait, comme moi, pratiqué la vie errante, quand on avait passé des nuits comme celle où nos chiens avaient été dévorés par les loups, ou bien encore comme celle des carrières de Gentilly ; quand on avait souffert du froid et de la faim comme j’en avais souffert ; quand on s’était vu chassé de village en village, sans pouvoir gagner un sou, comme cela m’était arrivé pendant que Vitalis était en prison, on savait quels étaient les dangers et quelles étaient les misères de cette existence vagabonde, où ce n’est pas seulement le lendemain qui n’est jamais assuré, mais où c’est même l’heure présente qui est incertaine et précaire.