Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en me serrant la main et en me regardant si profondément que les larmes me montèrent aux yeux.
– Eh bien ! oui, je le serai, et je vous le prouverai.
– Où veux-tu te placer ? dit Benjamin.
– Il y a une place chez Pernuit : veux-tu que j’aille la demander demain matin pour toi ? dit Étiennette.
– Je ne veux pas me placer ; en me plaçant, je resterais à Paris ; je ne vous verrais plus. Je vais reprendre ma peau de mouton, je vais décrocher ma harpe du clou où le père l’avait mise, et j’irai de Saint-Quentin à Varses, de Varses à Esnandes, d’Esnandes à Dreuzy ; je vous verrai tous, les uns après les autres, et ainsi, par moi, vous serez toujours ensemble. Je n’ai pas oublié mes chansons et mes airs de danse ; je gagnerai ma vie.
À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je vis que mon idée réalisait leurs propres inspirations, et, dans mon chagrin, je me sentis tout heureux. Longtemps on parla de notre projet, de notre séparation, de notre réunion, du passé, de l’avenir. Puis Étiennette voulut que chacun s’allât mettre au lit ; mais personne ne dormit bien cette nuit-là et moi moins bien encore que les autres peut-être.
Le lendemain, dès le petit matin, Lise m’emmena dans le jardin, et je compris qu’elle avait quelque chose à me dire.
– Tu veux me parler ?
Elle fit un signe affirmatif.
– Tu as du chagrin de nous séparer ; tu n’as pas besoin de me le dire, je le vois dans tes yeux et le sens dans mon cœur.
Elle fît signe que ce n’était pas de cela qu’il était question.
– Dans quinze jours, je serai à Dreuzy.
Elle secoua la tête.
– Tu ne veux pas que j’aille à Dreuzy ?
Pour nous comprendre, c’était généralement par interrogations que je procédais, et elle répondait par un signe négatif ou affirmatif.
Elle me dit qu’elle voulait que je vienne à Dreuzy ; mais, étendant la main dans trois directions différentes, elle me fît comprendre que je devais, avant, aller voir ses deux frères et sa sœur.
– Tu veux que j’aille avant à Varses, à Esnandes et à Saint-Quentin ?
Elle sourit, heureuse d’avoir été comprise.
– Pourquoi ? Moi je voudrais te voir la première. Alors de ses mains, de ses lèvres et surtout de ses yeux parlants elle me fit comprendre pourquoi elle me faisait cette demande ; je vous traduis ce qu’elle m’expliqua :
– Pour que j’aie des nouvelles d’Étiennette, d’Alexis et de Benjamin, il faut que tu commences par les voir : tu viendras alors à Dreuzy et tu me répéteras ce que tu as vu, ce qu’ils t’ont dit.
Chère Lise !
Ils devaient partir à huit heures du matin, et la tante Catherine avait demandé un grand fiacre pour les conduire tous d’abord à la prison embrasser le père, puis ensuite chacun avec leur paquet au chemin de fer où ils devaient s’embarquer.
À sept heures, Étiennette à son tour m’emmena dans le jardin.
– Nous allons nous séparer, dit-elle ; je voudrais te laisser un souvenir, prends cela ; c’est une ménagère ; tu trouveras là dedans du fil, des aiguilles, et aussi mes ciseaux, que mon parrain m’a donnés ; en chemin, tu auras besoin de tout cela, car je ne serai pas là pour te remettre une pièce ou te coudre un bouton. En te servant de mes ciseaux, tu penseras à nous.
Pendant qu’Étiennette me parlait, Alexis rôdait autour de nous ; lorsqu’elle fut rentrée dans la maison, tandis que je restais tout ému dans le jardin, il s’approcha de moi :
– J’ai deux pièces de cent sous, dit-il ; si tu veux en accepter une, ça me fera plaisir.
De nous cinq, Alexis était le seul qui eût le sentiment de l’argent, et nous nous moquions toujours de son avarice ; il amassait sou à sou et prenait un véritable bonheur à avoir des pièces de dix sous et de vingt sous neuves, qu’il comptait sans cesse dans sa main en les faisant reluire au soleil et en les écoutant chanter.
Son offre me remua le cœur : je voulus refuser, mais il insista et me glissa dans la main une belle pièce brillante ; par là je sentis que son amitié pour moi devait être bien forte puisqu’elle l’emportait sur son amitié pour son petit trésor.
Benjamin ne m’oublia pas davantage, et il voulut aussi me faire un cadeau ; il me donna son couteau et en échange il exigea un sou « parce que les couteaux coupent l’amitié. »
L’heure marchait vite ; encore un quart d’heure, encore cinq minutes et nous allions être séparés : Lise ne penserait-elle pas à moi ?
Au moment où le roulement de la voiture se fit entendre, elle sortit de la chambre de tante Catherine et me fit signe de la suivre dans le jardin.
– Lise ! appela tante Catherine.
Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se hâtant.
Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout est sacrifié à l’utilité, et la place n’est point donnée aux plantes de fantaisie ou d’agrément. Cependant dans notre jardin, il y avait un gros rosier de Bengale qu’on n’avait point arraché parce qu’il était dans un coin perdu.