Mais si je renonçais à cette existence, je n’avais qu’une ressource et le père lui-même venait de me l’indiquer, – me placer ; et je ne voulais pas me placer. Cela était peut-être d’une fierté bien mal entendue dans ma position ; mais j’avais eu un maître à qui j’avais été vendu, et bien que celui-là eût été bon pour moi, je n’en voulais pas d’autre ; cela était chez moi une idée fixe.
Et puis ce qui était tout aussi décisif pour ma résolution, je ne pouvais renoncer à cette existence de liberté et de voyages sans manquer à ma promesse envers Étiennette, Alexis, Benjamin et Lise ; c’est-à-dire sans les abandonner. En réalité, Étiennette, Alexis et Benjamin pouvaient se passer de moi, ils s’écriraient ; mais Lise ! Lise ne savait pas écrire, la tante Catherine n’écrivait pas non plus. Lise resterait donc perdue si je l’abandonnais. Que penserait-elle de moi ? Une seule chose : que je ne l’aimais plus, elle qui m’avait témoigné tant d’amitié, elle par qui j’avais été si heureux. Cela n’était pas possible.
– Vous ne voulez donc pas que je vous donne des nouvelles des enfants ? dis-je.
– Ils m’ont parlé de cela ; mais ce n’est pas à nous que je pense en t’engageant à renoncer à ta vie de musicien des rues ; il ne faut jamais penser à soi avant de penser aux autres.
– Justement, père ; et vous voyez bien que c’est vous qui m’indiquez ce que je dois faire : si je renonçais à l’engagement que j’ai pris, par peur des dangers dont vous parlez, je penserais à moi, je ne penserais pas à vous, je ne penserais pas à Lise.
Il me regarda encore, mais plus longuement ; puis tout à coup me prenant les deux mains :
– Tiens, garçon, il faut que je t’embrasse pour cette parole-là, tu as du cœur, et c’est bien vrai que ce n’est pas l’âge qui le donne.
Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côté l’un de l’autre, je me jetai dans ses bras, ému, fier aussi d’entendre dire que j’avais du cœur.
– Je ne te dirai plus qu’un mot, reprit le père : à la garde de Dieu, mon cher garçon !
Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux ; mais le temps avait marché et le moment de nous séparer était venu.
Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et en retira une grosse montre en argent, qui était retenue dans une boutonnière par une petite lanière en cuir.
– Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans que tu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, je te la donne. Elle n’a pas grande valeur, car tu comprends que si elle en avait, je l’aurais vendue. Elle ne marche pas non plus très-bien, et elle a besoin de temps en temps d’un bon coup de pouce. Mais enfin, c’est tout ce que je possède présentement, et c’est pour cela que je te la donne.
Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulais me défendre d’accepter un si beau cadeau, il ajouta tristement :
– Tu comprends que je n’ai pas besoin de savoir l’heure ici ; le temps n’est que trop long ; je mourrais à le compter. Adieu, mon petit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un brave garçon : souviens-toi qu’il faut l’être toujours.
Et je crois qu’il me prit par la main pour me conduire à la porte de sortie : mais ce qui se passa alors, ce qui se dit entre nous, je n’en ai pas gardé souvenir, j’étais trop troublé, trop ému.
Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dans ma mémoire, c’est le sentiment de stupidité et d’anéantissement qui me prit tout entier quand je fus dans la rue.
Je crois que je restai longtemps, très-longtemps dans la rue devant la porte de la prison, sans pouvoir me décider à tourner mes pas à droite ou à gauche, et j’y serais peut-être demeuré jusqu’à la nuit, si ma main n’avait tout à coup, par hasard, rencontré dans ma poche un objet rond et dur.
Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais, je le palpai : ma montre !
Instantanément chagrins, inquiétudes, angoisses, tout fut oublié, je ne pensai plus qu’à ma montre. J’avais une montre, une montre à moi, dans ma poche, à laquelle je pouvais regarder l’heure ! Et je la tirai de ma poche pour voir quelle heure il était : midi. Cela n’avait aucune importance pour moi qu’il fût midi ou dix heures, ou deux heures, mais je fus très-heureux pourtant qu’il fût midi. Pourquoi ? J’aurais été bien embarrassé de le dire ; mais cela était. Ah ! midi, déjà midi. Je savais qu’il était midi, ma montre me l’avait dit ; quelle affaire ! Et il me sembla qu’une montre c’était une sorte de confident à qui l’on demandait conseil et avec qui l’on pouvait s’entretenir.
– Quelle heure est-il, mon amie la montre ? – Midi, mon cher Rémi. – Ah ! midi, alors je dois faire ceci et cela, n’est-ce pas ? – Mais certainement. – Tu as bien fait de me le rappeler, sans toi je l’oubliais. – Je suis là pour que tu n’oublies pas.
Avec Capi et ma montre j’avais maintenant à qui parler.