En une journée nous avons parcouru tout Vevey et nous avons fait une belle recette ; autrefois, quand nous voulions amasser de l’argent pour notre vache ou la poupée de Lise, cela nous eût donné une heureuse soirée, mais maintenant ce n’est pas après l’argent que nous courons. Nulle part nous n’avons trouvé le moindre indice qui nous parlât de madame Milligan.
Le lendemain c’est aux environs de Vevey que nous continuons nos recherches, allant droit devant nous au hasard des chemins, jouant devant les fenêtres des maisons qui ont une belle apparence, que ces fenêtres soient ouvertes ou fermées ; mais le soir nous rentrons comme déjà nous étions rentrés la veille ; et cependant nous avons été du lac à la montagne et de la montagne au lac, regardant autour de nous, questionnant de temps en temps les gens que sur leur bonne mine nous jugeons disposés à nous écouter et à nous répondre.
Ce jour-là, on nous donna deux fausses joies, en nous répondant que sans savoir son nom on connaissait parfaitement la dame dont nous parlions ; une fois on nous envoya à un chalet bâti en pleine montagne, une autre fois on nous assura qu’elle demeurait au bord du lac ; c’étaient bien des dames anglaises qui habitaient le lac et la montagne, mais ce n’était point madame Milligan.
Après avoir consciencieusement visité les environs de Vevey, nous nous en éloignâmes un peu du côté de Clarens et de Montreux, fâchés du mauvais résultat de nos recherches, mais nullement découragés ; ce qui n’avait pas réussi un jour, réussirait le lendemain sans doute.
Tantôt nous marchions dans des routes bordées de murs de chaque côté, tantôt dans des sentiers tracés à travers des vignes et des vergers, tantôt dans des chemins ombragés par d’énormes châtaigniers dont l’épais feuillage interceptant l’air et la lumière ne laissait pousser sous son couvert que des mousses veloutées ; à chaque pas dans ces routes et ces chemins s’ouvrait une grille en fer ou une barrière en bois, et alors on apercevait des allées de jardin bien sablées, serpentant autour de pelouses plantées çà et là de massifs d’arbustes et de fleurs ; puis cachée dans la verdure s’élevait une maison luxueuse ou une élégante maisonnette enguirlandée de plantes grimpantes ; et presque toutes, maisons comme maisonnettes, avaient à travers les massifs d’arbres ou d’arbustes des points de vue habilement ménagés sur le lac éblouissant et son cadre de sombres montagnes.
Ces jardins faisaient souvent notre désespoir, car nous tenant à distance des maisons, ils nous empêchaient d’être entendus de ceux qui se trouvaient dans ces maisons, si nous ne jouions pas et si nous ne chantions pas de toutes nos forces, ce qui, à la longue, et répété du matin au soir, devenait fatigant.
Une après-midi nous donnions ainsi un concert en pleine rue n’ayant devant nous qu’une grille pour laquelle nous chantions, et derrière nous qu’un mur dont nous ne prenions pas souci ; j’avais chanté à tue-tête la première strophe de ma chanson napolitaine et j’allais commencer la seconde, quand tout à coup nous l’entendîmes chanter derrière nous au delà de ce mur, mais faiblement et avec
Quelle pouvait être cette voix ?
— Arthur ? demanda Mattia.
Mais non, ce n’était pas Arthur, je ne reconnaissais pas sa voix ; et cependant Capi poussait des soupirs étouffés et donnait tous les signes d’une joie vive en sautant contre le mur.
Incapable de me contenir, je m’écriai :
— Qui chante ainsi ? Et la voix répondit :
— Rémi !
Mon nom au lieu d’une réponse. Nous nous regardâmes interdits, Mattia et moi.
Comme nous restions ainsi stupides en face l’un de l’autre, j’aperçus derrière Mattia, au bout du mur et par-dessus une haie basse, un mouchoir blanc qui voltigeait au vent ; nous courûmes de ce côté.
Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nous pûmes voir la personne à laquelle appartenait le bras qui agitait ce mouchoir, — Lise !
Enfin nous l’avions retrouvée, et avec elle madame Milligan et Arthur.
Mais qui avait chanté ? Ce fut la question que nous lui adressâmes en même temps, Mattia et moi, aussitôt que nous pûmes trouver une parole.
— Moi, dit-elle.
Lise chantait ! Lise parlait !
Il est vrai que j’avais mille fois entendu dire que Lise recouvrerait la parole un jour, et très-probablement sous la secousse d’une violente émotion, mais je n’aurais pas cru que cela fût possible.
Et voilà cependant que cela s’était réalisé ; voilà qu’elle parlait ; voilà que le miracle s’était accompli ; et c’était en m’entendant chanter, en me voyant revenir près d’elle, alors qu’elle pouvait me croire perdu à jamais, qu’elle avait éprouvé cette violente émotion.
À cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué, que je fus obligé de me retenir de la main à une branche de la haie.
Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner :
— Où est madame Milligan ? dis-je, où est Arthur ?