Je continuai d’interroger Mattia, mais il évita de me répondre, ou il ne le fit que d’une façon détournée ; alors nous parlâmes de choses indifférentes jusqu’au moment où, selon la recommandation de madame Milligan, nous nous présentâmes à l’hôtel des Alpes. Quoique nous eussions notre misérable costume de musiciens des rues, nous fûmes reçus par un domestique en habit noir et en cravate blanche qui nous conduisit à notre appartement : comme elle nous parut belle, notre chambre ; elle avait deux lits blancs ; les fenêtres ouvraient sur une verandah suspendue au-dessus du lac, et la vue qu’on embrassait de là était une merveille : quand nous nous décidâmes à revenir dans la chambre, le domestique était toujours immobile attendant nos ordres, et il demanda ce que nous voulions pour notre dîner qu’il allait nous faire servir sur notre verandah.
— Vous avez des tartes ? demanda Mattia.
— Tarte à la rhubarbe, tarte aux fraises, tarte aux groseilles.
— Eh bien ! Vous nous servirez de ces tartes.
— Des trois ?
— Certainement.
— Et comme entrée ? comme rôti ? comme légumes ?
À chaque offre, Mattia ouvrait les yeux, mais il ne se laissa pas déconcerter.
— Ce que vous voudrez, dit-il.
Le garçon sortit gravement.
— Je crois que nous allons dîner mieux ici que dans la famille Driscoll, dit Mattia.
Le lendemain, madame Milligan vint nous voir ; elle était accompagnée d’un tailleur et d’une lingère, qui nous prirent mesure pour des habits et des chemises.
Elle nous dit que Lise continuait à s’essayer de parler, et que le médecin avait assuré qu’elle était maintenant guérie ; puis, après avoir passé une heure avec nous, elle nous quitta, m’embrassant, tendrement et donnant la main à Mattia.
Elle vint ainsi pendant quatre jours, se montrant chaque fois plus affectueuse et plus tendre pour moi, mais avec quelque chose de contraint cependant, comme si elle ne voulait pas s’abandonner à cette tendresse et la laisser paraître.
Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre que j’avais vue autrefois sur le
Le trajet fut court ; il me parut très-court, car je marchais dans un rêve, la tête remplie d’idées folles ou tout au moins que je croyais folles : on nous fit entrer dans un salon, où se trouvaient madame Milligan, Arthur étendu sur un divan, et Lise.
Arthur me tendit les deux bras ; je courus à lui pour l’embrasser ; j’embrassai aussi Lise, mais ce fut madame Milligan qui m’embrassa.
— Enfin, me dit-elle, l’heure est venue où vous pouvez reprendre la place qui vous appartient.
Et comme je la regardais pour lui demander l’explication de ces paroles, elle alla ouvrir une porte, et je vis entrer mère Barberin, portant dans ses bras des vêtements d’enfant, une pelisse en cachemire blanc, un bonnet de dentelle, des chaussons de tricot.
Elle n’eut que le temps de poser ces objets sur une table, avant que je la prisse dans mes bras ; pendant que je l’embrassais, madame Milligan donna un ordre à un domestique, et je n’entendis que le nom de M. James Milligan, ce qui me fit pâlir.
— Vous n’avez rien à craindre, me dit-elle doucement, au contraire, venez ici près de moi et mettez votre main dans la mienne.
À ce moment la porte du salon s’ouvrit devant M. James Milligan, souriant et montrant ses dents pointues ; il m’aperçut et instantanément ce sourire fut remplacé par une grimace effrayante.
Madame Milligan ne lui laissa pas le temps de parler :
— Je vous ai fait appeler, dit-elle d’une voix lente, qui tremblait légèrement, pour vous présenter mon fils aîné que j’ai eu enfin le bonheur de retrouver, — elle me serra la main ; — le voici ; mais vous le connaissez déjà, puisque chez l’homme qui l’avait volé, vous avez été le voir pour vous informer de sa santé.
— Que signifie ? dit M. James Milligan, la figure décomposée.
–… Cet homme, aujourd’hui en prison pour un vol commis dans une église, a fait des aveux complets ; voici une lettre qui le constate ; il a dit comment il avait volé cet enfant, comment il l’avait abandonné à Paris, avenue de Breteuil ; enfin comment il avait pris ses précautions en coupant les marques du linge de l’enfant pour qu’on ne le découvrît pas ; voici encore ces linges qui ont été gardés par l’excellente femme qui a généreusement élevé mon fils ; voulez-vous voir cette lettre ; voulez-vous voir ces linges ?
M. James Milligan resta un moment immobile, se demandant bien certainement s’il n’allait pas nous étrangler tous ; puis il se dirigea vers la porte ; mais prêt à sortir, il se retourna :
— Nous verrons, dit-il, ce que les tribunaux penseront de cette supposition d’enfant.
Sans se troubler, madame Milligan, — maintenant je peux dire ma mère, — répondit :