– Vous n'auriez pas un chewing-gum à la fraise? demanda Zofia en s'emparant du ticket.
– Non, à la menthe.
Zofia refusa courtoisement la tablette qui lui était offerte. Elle ouvrit sa portière.
– Vous ne négociez même pas votre PV?
– Non, non.
– Vous savez que, depuis le début de l'année, les conducteurs de véhicules du gouvernement sont tenus de payer eux-mêmes leurs amendes?
– Oui, dit Zofia, j'ai lu cela quelque part je crois, c'est un peu normal après tout.
– À l'école, vous étiez toujours au premier rang? demanda l'agent Jones.
– Très franchement, je ne m'en souviens plus… Maintenant que vous m'en parlez, je crois que je m'asseyais un peu où je voulais.
– Vous êtes certaine que vous allez bien?
– Le coucher du soleil sera superbe ce soir, ne le ratez surtout pas! Vous devriez y assister en famille, depuis Presidio Park le spectacle sera éblouissant. Je vous laisse, un travail énorme m'attend, dit Zofia en grimpant dans sa voiture.
Quand la Ford s'éloigna, la contractuelle sentit comme un léger frisson parcourir son échine. Elle rangea son stylo dans sa poche et prit son téléphone portable.
Elle laissa un long message sur la boîte vocale de son mari. Elle lui demanda s'il pouvait retarder d'une demi-heure le début de son service, elle ferait tout pour rentrer plus tôt. Elle lui proposait une promenade dans Presidio Park au coucher du soleil. Il serait exceptionnel, c'était une employée de la CIA qui le lui avait dit! Elle ajouta qu'elle l'aimait et que depuis qu'ils vivaient en horaires décalés, elle n'avait pas trouvé le moment de lui dire à quel point il lui manquait. Quelques heures plus tard, faisant des courses pour un pique-nique improvisé, elle ne se rendit même pas compte que le paquet de chewing gums qu'elle avait mis dans son caddie n'était pas à la menthe.
Prisonnier des embouteillages du quartier financier, Lucas feuilletait les pages d'un guide touristique. Quoi qu'en pense Blaise, l'enjeu de sa mission justifait une augmentation de ses notes de frais: il demanda au chauffeur de le déposer à Nob Hill. Une suite au Fairmont, palace réputé de la ville, lui conviendrait parfaitement. La voiture bifurqua sur Califomia Street, à la hauteur de Grace Cathedral pour s'engouffrer sous le majestueux auvent de l'hôtel. Elle s'immobilisa devant le tapis de velours rouge gansé de filets dorés. Le bagagiste voulut s'emparer de sa petite mallette, mais il lui jeta un regard qui le maintint à distance. Il ne remercia pas le portier qui faisait tourner pour lui la porte tambour et se dirigea directement vers la réception. La préposée ne trouvait nulle trace de sa réservation. Lucas haussa le ton, traitant la jeune femme d'incapable. Instantanément le responsable du service fendit sur lui. D'un ton obséquieux «spécial client difficile» il tendit à Lucas une clé magnétique et se confondit en excuses, espérant qu'un surclassement en catégorie «Suite supérieure» lui ferait oublier ses légers désagréments causés par une employée incompétente. Lucas saisit la carte sans ménagement et demanda à n'être dérangé sous aucun prétexte. Il fit mine de lui glisser un billet dans la main, qu'il devinait presque aussi moite que celle de Blaise, et se dirigea d'un pas pressé vers l'ascenseur. Le responsable de la réception se retourna, la paume vide et l'air courroucé. Le liftier demanda courtoisement à son passager rayonnant s'il avait passé une bonne journée.
– Qu'est-ce que ça peut bien te foutre? répondit Lucas en sortant de la cabine.
Zofia rangea sa voiture le long du trottoir. Elle gravit les marches du perron de la petite maison victorienne perchée sur Pacific Heights. Elle ouvrit la porte et croisa sa logeuse.
– Tu es rentrée de voyage, je suis bien contente, dit Miss Sheridan.
– Mais je ne suis partie que depuis ce matin!
– Tu es certaine? Il me semblait que tu étais absente hier soir. Oh, je sais bien que je me mêle encore de ce qui ne me regarde pas, mais je n'aime pas quand la maison est vide.
– Je suis rentrée tard, vous dormiez, j'avais un peu plus de travail que d'habitude.
– Tu travailles trop! À ton âge, et jolie comme tu l'es, tu devrais passer tes soirées avec un petit ami.
– Il faut que je monte me changer, mais je passerai vous voir en partant, Reine, c'est promis.
La beauté de Reine Sheridan n'avait jamaIs capitulé devant le temps. Sa voix douce et grave était magnifique, son regard de lumière témoignait d'une vie dense dont elle ne choyait que les bons souvenirs.
Elle avait été l'une des premières femmes grands reporters à parcourir le monde. Les murs de son salon ovale étaient couverts de photos jaunies, visages passés qui témoignaient de ses nombreux voyages, de ses rencontres. Là où ses confrères avaient cherché à photographier l'exception, Reine avait saisi le commun, pour ce qu'il contenait de plus beau à ses yeux, son à-propos.