A chaque intersection, le chauffeur rouspétait en reposant son bloc-notes; tous les feux passaient au vert, l'empêchant d'y inscrire la destination de sa course comme la loi l'y obligeait. «À croire qu'ils le font exprès», marmonna-t-il au sixième carrefour. Dans son rétroviseur, il vit le sourire de Lucas et le septième feu lui ouvrit la route.
Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la zone portuaire, une épaisse vapeur s'échappa de la calandre, la voiture toussa et s'immobilisa sur le bas-côté.
– Il ne manquait plus que cela! soupira le conducteur.
– Je ne vous règle pas la course, dit Lucas d'un ton cassant, nous ne sommes pas tout à fait arrivés à destination.
Il sortit en laissant sa portière ouverte. Avant que le chauffeur ne puisse réagir, le capot de son taxi fut propulsé vers le ciel par un geyser d'eau rouillée qui s'échappait du radiateur. «Joint de culasse, le moteur est mort, mon grand!» cria Lucas en s'éloignant.
À la guérite, il présenta un badge au gardien, la barrière aux stries rouges et blanches se releva. Il marcha d'un pas assuré jusqu'au parking. Là, il repéra une sublime Chevrolet Camaro cabriolet dont il crocheta la serrure sans difficulte. Lucas s’installa derrière le volant, choisit une clé dans le trousseau qu'il portait à la ceinture et démarra quelques secondes plus tard. La voiture remonta l'allée centrale, ne ratant aucune des flaques formées au creux des nids-de-poule. Il souilla ainsi chaque container qui se trouvait de part et d'autre de son chemin, rendant les immatriculations illisibles.
Au bout du pavé, il tira le frein à main d'un coup sec; la voiture glissa par son travers jusqu'à s'immobiliser à quelques centimètres de la devanture du Fisher's Deli, le bar du port. Lucas sortit, gravit les trois marches en bois du perron en sifflotant et poussa la porte.
La salle était presque vide. D'ordinaire les ouvriers venaient se désaltérer après une longue journée de travail, mais aujourd'hui, en raison du mauvais temps qui avait sévi toute la matinée, ils tentaient de récupérer les heures perdues. Ce soir ils finiraient tres tard, se résignant à rendre les machines aux equlpes de nuit qui ne tarderaient pas à arriver.
Lucas prit place dans un box, fixant Mathilde qui essuyait des verres derrière son comptoir. Troublée par son sourire étrange, elle vint aussitôt prendre sa commande. Lucas n'avait pas soif.
– À manger peut-être? questionna-t-elle. Uniquement si elle l'accompagnait. Mathilde déclina aimablement l'offre, il lui était interdit de s'asseoir dans la salle durant les heures de service. Lucas avait tout son temps, il n'avait pas faim et se proposait de l'inviter dans un autre lieu que celui-ci qu'il trouvait terriblement banal.
Mathilde était gênée, le charme de Lucas était loin de la laisser indifférente. Dans cette partie de la ville, l'élégance était aussi rare que dans sa vie. Elle détourna son regard alors qu'il la dévisageait de ses yeux diaphanes.
– C'est vraiment très gentil, murmura-t-elle.
Au même moment, elle entendit deux petits coups d'avertisseur.
– Je ne peux pas, répondit-elle à Lucas, je dîne justement avec une amie ce soir. C'est elle qui vient de klaxonner. Une autre fois peut-être?
Zofia entra, essoufflée, et se dirigea vers le bar où Mathilde avait repris sa place, et un semblant de contenance.
– Pardon, je suis en retard, mais j'ai eu une vraie journée de dingue, dit Zofia en se hissant sur l'un des tabourets du comptoir.
Une dizaine d'hommes appartenant aux équipes de nuit entrèrent à leur tour dans l'établissement, ce qui contraria beaucoup Lucas. L'un des dockers s'arrêta à la hauteur de Zofia, il la trouvait ravissante sans uniforme. Elle remercia le grutier de son compliment et se retourna vers Mathilde en levant les yeux au ciel. La jolie serveuse se pencha vers son amie pour lui demander de regarder discrètement le client à la veste noire, installé dans le box au fond de la salle.
– J’ai vu… laisse tomber.
– Tout de suite, les grands mots! chuchota Mathilde.
– Mathilde, ta dernière aventure en date a failli te coûter la vie, alors, cette fois-ci, si je peux t'éviter le pire… j'aimerais mieux!
– Je ne vois pas pourquoi tu dis ça?
– Parce que le pire, c'est justement ce genre-là!
– Quel genre?
– Le regard qui se veut ténébreux.
– Tu tires vite, dis donc! Je ne t'avais même pas entendue charger le revolver!
– Tu as mis six mois à te désintoxiquer de toutes les saloperies que ton barman d'O'Farrell (*Rue de San Francisco aux bars malfamés) te faisait généreusement partager avec lui. Tu veux ruiner ta seconde chance? Tu as un job, une chambre, et tu es «propre» depuis dix-sept semaines. Tu veux replonger tout de suite?
– Mon sang n'est pas propre, lui!
– Donne-toi un peu de temps et prends tes médicaments!
– Ce type a l'air gentil comme tout.
– Comme un crocodile devant un filet mignon!
– Tu le connais?
– Jamais vu!
– Alors pourquoi ce jugement hâtif?
– Fais-moi confiance, j'ai un don pour faire la part des choses.