– Et puisque vous n'aurez bientôt plus besoin de travailler… vous pourrez même refuser la promotion qu'ils vous offriront pour vous remercier de les avoir enrichis…
– Pour avoir trouvé une solution à une crise annoncée! reprit Wallace d'une voix minaudière, en tendant une grande enveloppe blanche à Ed.
– La valeur de chaque parcelle est indiquée dans ce rapport confidentiel, dit-il. Surévaluez les prix de dix pour cent et mes administrateurs ne pourront pas refuser votre offre.
Wallace empoigna son dû et secoua joyeusement le colis.
– Je les aurai tous réunis vendredi au plus tard, ajouta-t-il.
Le regard de Lucas qui s'échappait par la vitre fut attiré par l'ombre légère qui fuyait en contrebas. Lorsque Zofia monta dans sa voiture, il lui sembla qu'elle le regardait droit dans les yeux. Les feux arrière de la Ford disparurent au loin. Lucas baissa la tête.
– Vous n'avez jamais d'états d'âme, Terence?
– Ce n'est pas moi qui vais provoquer cette grève! répondit-il en quittant le bureau.
Lucas refusa qu'Ed le raccompagne et resta seul.
Les cloches de Grace Cathedral sonnèrent minuit. Lucas enfila sa gabardine et glissa ses mains dans les poches. En ouvrant la porte, il caressa du bout des doigts la couverture du petit livre dérobé qui ne le quittait plus. Il sourit, contempla les étoiles et récita:
– Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit… et qu'ils servent de signes pour séparer la lumière des ténèbres.
Dieu vit que cela était bon.
Quatrième Jour
Mathilde avait gémi presque toutes les heures, la douleur n'avait cessé de troubler son sommeil et sa nuit n'avait connu de répit qu'aux premières lueurs du matin. Zofia s'était levée sans faire de bruit, elle s'était habillée et avait quitté l'appartement sur la pointe des pieds. La fenêtre du palier dispensait un joli soleil. En bas de l'escalier elle avait trouvé Reine qui repoussait du pied la porte d'entrée, les bras pleins d'un bouquet de fleurs énorme.
– Bonjour, Reine.
Reine qui serrait une lettre entre ses lèvres ne pouvait répondre, Zofia avança aussitôt pour l'aider. Elle s'empara de l'immense gerbe et la posa sur la console de l'entrée.
– Vous avez été drôlement gâtée, Reine.
– Moi non, mais toi oui! Tiens, le petit mot aussi a l'air d'être pour toi! dit-elle en lui tendant l'enveloppe que Zofia, intriguée, décacheta.
Zofia rangea le mot dans sa poche. Reine contemplait les fleurs, mi-admirative, mi-moqueuse.
– Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc! Il Y en a près de trois cents, et toutes de variétés différentes! Je n'aurai jamais un vase suffisamment grand!
Miss Sheridan retourna dans son appartement. Zofia lui emboîta le pas, emportant le somptueux bouquet dans ses bras.
– Pose ces fleurs près de l'évier, je te ferai des bouquets à taille humaine, tu les reprendras en rentrant. File, je vois que tu es déjà en retard.
– Merci, Reine, je passerai tout à l'heure.
– Oui, oui, c'est ça, allez ouste, je déteste ne te voir qu'à moitié et ta tête est déjà ailleurs!
Zofia embrassa sa logeuse et quitta la maison. Reine prit cinq vases dans le placard qu'elle aligna sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de la cuisine et commença ses compositions. Elle lorgna sur une longue branche de lilas qu'elle mit de côté. Quand elle entendit le parquet craquer au-dessus de sa tête, elle abandonna son ouvrage pour préparer le petit déjeuner de Mathilde. Quelques instants plus tard, elle montait l'escalier en marmonnant:
– Hôtelière, fleuriste… et puis quoi maintenant? Non mais, je te jure!
Zofia rangea sa voiture devant le Fisher's Deli. Elle reconnut l'inspecteur Pilguez en entrant dans le bar; il l'invita à s'asseoir.
– Comment va notre protégée?
– Elle se rétablit doucement, sa jambe la fait souffrir plus que son bras.
– C'est normal, dit-il, on n'a plus beaucoup de raison de marcher sur les mains ces derniers temps!
– Qu'est-ce qui vous amène par ici, inspecteur?
– La chute du docker.
– Et qu'est-ce qui vous rend d'humeur aussi maussade?
– L'enquête sur la chute du docker! Vous prenez quelque chose? dit Pilguez en se retournant vers le comptoir.
Depuis l'accident de Mathilde, l'établissement assurait un service minimum: en dehors des heures de pointe, il fallait s'armer de patience pour obtenir un café.
– Est-ce que l'on sait pourquoi il est tombé? reprit Zofia.
– La commission d'enquête pense que c'est le barreau de l'échelle qui est en cause.
– C'est plutôt une très mauvaise nouvelle, murmura Zofia.
– Je ne suis pas convaincu par leurs méthodes d'investigation! J'ai eu un petit accrochage avec leur responsable.
– À quel sujet?
– J'avais l'impression qu'il faisait des gargarismes en répétant le mot «vermoulu». Le problème, continua Pilguez, plongé dans ses pensées, c'est que le panneau des fusibles semble n'intéresser aucun des commissaires!