— Tu aurais dû parler, Maël. On ne t’aurait pas considéré comme une bête curieuse, mais comme un homme doté d’une particularité d’une grande rareté. Cela n’arrive qu’à une personne sur cinq cent mille. Et nul n’aurait jamais osé frapper ta bosse.
Adamsberg laissa passer un silence et observa de nouveau les visages de ses collègues. Cette fois-ci, plus de scepticisme, mais un intérêt ardent, des regards concentrés. Johan, toujours ébahi, dont le regard allait sans cesse de Maël à Adamsberg, avait tout d’un homme éberlué et fasciné.
— Il faut que tu me suives, Maël, à présent, reprit doucement Adamsberg.
— À la police de Rennes, c’est cela ?
— Oui.
— Je m’en occupe, dit Matthieu, lisant son trouble sur le visage d’Adamsberg.
— Je préfère qu’Adamsberg m’accompagne, murmura Maël, j’me sentirais moins seul.
— Alors je viens. Je ne pense pas qu’on te mettra en prison. Personne n’oublie que tu as sauvé une fillette.
— Ils m’enverront chez les fous, hein ?
— Pas chez les fous. Dans une maison de détention pour troubles mentaux. Tu te rends bien compte qu’on ne tue pas comme cela et pour ce mobile sans présenter des troubles sérieux ?
— Oui, souffla Maël.
— Quant à la mallette que tu as confiée à ta sœur, qui ne contient pas un seul centime contrairement à ce que tu lui as fait croire, mais les restes de ton frère, je te l’apporterai, si tu le souhaites.
— Faudra que j’y pense. Ma sœur pourrait faire enterrer la mallette.
— C’est une idée, et bonne. Tu lui en parleras.
— Reste un truc que je ne saisis pas, dit Berrond. Pourquoi Maël a-t-il tout fait pour faire accuser Josselin, qu’il aimait bien ? Voler son couteau, imiter le pas du Boiteux, frapper du bras gauche, laisser son foulard sur le corps d’Anaëlle, cela fait beaucoup tout de même.
— Beaucoup trop, justement, dit Adamsberg. Il n’a pas semé ces indices pour incriminer Josselin – qu’il aime bien en effet – mais au contraire pour le protéger, sachant très bien, malin comme il est, que cet excès anormal de preuves nous détournerait de Josselin. Il n’était pas au courant des dernières paroles de Gaël. Comme il ne savait pas qu’on identifierait un tueur droitier et faux gaucher, mais de son point de vue, le couteau, le bras gauche, le foulard et même le Boiteux suffiraient à nous tenir éloignés de Josselin. Trop de preuves tuent la preuve.
— Comprends pas tout, insista Berrond. Pourquoi craignait-il qu’on accuse Josselin ?
— Parce que Maël savait que Josselin souffrait, comme lui, de ne pas être traité comme les autres. Qu’il était considéré, comme lui, comme une figure d’exception dans le village, ce qui l’insupportait, comme lui. Que de l’exaspération à la rage et de la rage au meurtre, il n’y avait que deux pas à faire, puisqu’il les ressentait lui-même. Maël avait créé un parallèle excessif entre lui-même et Josselin et il a redouté, une fois ses meurtres préparés, que la police ne tourne ses regards vers Chateaubriand. Il les a donc déviés.
Berrond hocha la tête, méditant.
— Et le « meurtre ultime » ? demanda Noël. Avec le dernier couteau ? C’était qui ?
— Je pense, sans trop me tromper, qu’il s’agissait du chirurgien qui lui a ôté l’embryon mortel.
— Bien entendu, dit Matthieu en hochant la tête, avec un regard ambigu, sonné par sa défaite en même temps que comblé par la victoire de son collègue. Tu ne te trompes pas, tu as raison sur toute la ligne. Au moins une vie qu’on a sauvée.
Adamsberg se leva, fit un signe au commissaire et c’est Matthieu qui passa les menottes à Maël, ce dont Adamsberg lui sut gré.
XLVII
Tous les médias du soir furent informés de la conclusion de l’enquête à la demande expresse d’Adamsberg, aspirant à la disparition de l’épais brouillard de peur et de défiance qui embrumait les esprits, enveloppant Louviec d’une grisaille suspicieuse, dont Josselin faisait tout particulièrement les frais.
La fin de la soirée fut mitigée de mélancolie et de soulagement. Revenu de Rennes avec Matthieu, Adamsberg répondait comme il le pouvait aux multiples questions de ses collègues. Lorsqu’il avait mis la main sur le meurtrier des cinq jeunes filles, il en avait ressenti un plaisir intense. Mais il s’agissait d’une bête féroce. Au lieu que Maël avait été un puits de souffrance. Qui avait tout de même ravagé six vies et semé la désolation. S’il y en avait une qu’il ne regrettait pas, c’était celle de Robic.
Durant tout le temps qu’avait duré l’enquête, Adamsberg avait quotidiennement tenu son équipe de Paris au courant des faits, de même qu’il en informait tous les trois à quatre jours son ami Lucio, un très vieil Espagnol avec lequel, le soir, il allait boire une bière sous l’arbre de leur petit jardin. Il lui manquait. Tout fruste fût-il, et tant économe de ses paroles, Lucio était de ceux qu’on dit imprégnés de sagesse naturelle. Il se demandait ce qu’il lui aurait dit, en le moins de mots possible.
Il sentit Johan lui secouer l’épaule.
— Ça te tracasse, hein ?
— Oui, Johan. Je ne l’ai pas connu longtemps ni beaucoup, mais je l’aimais bien, Maël.