Danglard le poussa dans le dos, l’assit dans son fauteuil et lui plaça le téléphone en main. Adamsberg salua avec toute la déférence voulue mais le premier secrétaire économisa les préliminaires pour en venir droit au but, parlant aussi vite que possible.
— L’affaire de Louviec, commissaire Adamsberg. Gagnons du temps, j’en connais tous les détails. Je n’ai jamais cru en les qualités du divisionnaire Le Floch mais il allait passer toutes les bornes de la stupidité et de l’inconscience en arrêtant incontinent Josselin de Chateaubriand. Le ministre l’a stoppé en plein vol et Le Floch est provisoirement remplacé par votre divisionnaire, jusqu’à plus ample informé. C’est-à-dire que vous prenez l’enquête en main toutes affaires cessantes, ainsi en a décidé le ministre, si paradoxale soit votre réputation. Embarquez avec vous tous les hommes qu’il vous faut, n’hésitez pas à demander des renforts, vous avez carte blanche, et bloquez-moi ce tueur qui s’acharne, outre ses immondes forfaits, à mettre en cause Josselin de Chateaubriand. Le ministre est fou de colère.
Le secrétaire marqua une pause qui n’appelait pas de réponse et reprit plus calmement.
— Je vous ai transmis la teneur des propos du ministre, et jusqu’à son humeur. Je sais que vous avez été deux fois à Louviec, travaillé en toute camaraderie avec votre collègue Matthieu, un excellent élément, et bloqué une première fois les initiatives désastreuses de son divisionnaire. Comment vous y êtes-vous pris ?
— Absence d’accusation, incohérence et, les faits récents le confirment, un excès de preuves digne d’un demeuré. Ce qui n’est pas le cas de Josselin de Chateaubriand.
— Certes non.
— Mais l’affaire ne sera pas simple, monsieur le secrétaire. C’est à croire que le meurtrier frappe au hasard mais cela non plus, je ne le pense pas.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, monsieur le secrétaire, une sensation vague.
— En dépit du silence protecteur des membres de votre Brigade, on a vent de vos sensations vagues, dit le secrétaire plus sèchement. Tâchez de les oublier, d’être précis, efficace et rapide. Tirez Chateaubriand de là, c’est tout ce qu’on vous demande.
La communication fut coupée sans qu’aucune formule de salutation ait eu le temps d’être échangée.
— On est saisis, Danglard. Louviec est pour nous.
— J’avais compris.
— Préparez une réunion dans la salle du concile afin que chacun soit informé, j’appelle Matthieu.
La « salle du concile », ainsi emphatiquement nommée par Danglard, désignait la plus grande des deux salles de réunion, tandis que la « salle du chapitre » accueillait les comités plus restreints. En concile, chacun s’installait à sa place habituelle, non pas pour respecter un rituel mais par automatisme. Encore que nul ne se serait assis au haut bout de la longue table en bois, où présidaient les commandants Danglard et Mordent, tous deux les supérieurs d’Adamsberg. Science et mémoire immense de l’un, perspicacité et instinct intuitif de l’autre, tous deux concouraient à la mécanique des enquêtes, et surtout de celles qui intéressaient peu Adamsberg.
Le commissaire occupait toujours le siège placé face aux deux grandes portes-fenêtres donnant sur la cour ancienne et pavée, d’où il observait les modifications de la végétation et l’activité des oiseaux. Oiseaux pour lesquels Froissy – qui craignait bien entendu qu’ils ne manquent – suspendait aux branches des filets emplis de graines nutritives et déposait des coupelles d’eau.
Pendant que le brigadier Estalère disposait sur la table les tasses pour le café – tâche dont il s’enorgueillissait et dont il était devenu l’exécuteur incontesté –, Adamsberg appelait le commissaire Matthieu, qui laissa à peine à son collègue le temps de prononcer trois mots.
— Il y a eu un miracle, Adamsberg, et sa voix était surexcitée. Sans la moindre explication, le divisionnaire vient de me faire savoir qu’on lâchait Josselin, qui était à deux doigts de la cellule. Puis, furieux, il est parti en claquant la porte.
— Pas de miracle, Matthieu. L’ordre est arrivé ici au commandant Danglard, directement du ministre de l’Intérieur. Je te l’avais dit : hors de question de toucher à Chateaubriand, sauf preuves incontestables.
— Excellent. Cela sauve provisoirement Josselin et me laisse un peu de temps.
— C’est peu de te dire que ton divisionnaire est mal vu dans ces hautes sphères.
— Parfait, ça me va très bien.
— La suite ne va sans doute pas t’aller aussi bien.
Adamsberg cherchait ses mots. Annoncer à Matthieu qu’il était dessaisi du commandement de l’affaire n’avait rien d’agréable.
— Vu l’énormité qu’il allait commettre, ton divisionnaire est mis sur la touche : interdiction de se mêler de cette enquête, ordre du ministre toujours. Il est donc provisoirement remplacé, pour le cas de Louviec.
— Ça me va aussi. Quel divisionnaire prend sa suite ?
— Le mien, Matthieu. Et je t’assure que je n’y suis pour rien, nous ne sommes pas en bons termes.