Nous savons fort bien que cette pr'etendue neutralit'e en mati`ere religieuse n’est pas une chose s'erieuse de la part de la R'evolution. Elle-m^eme conna^it trop bien la nature de son adversaire pour ne pas savoir que vis-`a-vis de lui la neutralit'e est impossible: «Qui n’est pas pour moi est contre moi». En effet, pour offrir la neutralit'e au christianisme il faut d'ej`a avoir cess'e d’^etre chr'etien. Le sophisme de la doctrine moderne 'echoue ici contre la nature toute-puissante des choses. Pour que cette pr'etendue neutralit'e e^ut un sens, pour qu’elle f^ut autre chose qu’un mensonge et un pi`ege, il faudrait de toute n'ecessit'e que l’Etat moderne consent^it `a se d'epouiller de tout caract`ere d’autorit'e morale, qu’il se r'esign^at `a n’^etre qu’une simple institution de police, un simple fait mat'eriel, incapable par nature d’exprimer une id'ee morale quelconque. — Soutiendra-t-on s'erieusement que la R'evolution accepte pour l’Etat qu’elle a cr'e'e et qui la repr'esente une condition semblable, non seulement humble, mais impossible?.. Elle l’accepte si peu que d’apr`es sa doctrine bien connue elle ne fait d'eriver l’incomp'etence de la loi moderne en mati`ere religieuse que de la conviction o`u elle est que la morale, d'epouill'ee de toute sanction surnaturelle, suffit aux destin'ees de la soci'et'e humaine. Cette proposition peut ^etre vraie ou fausse, mais cette proposition, on l’avouera, est toute une doctrine, et, pour tout homme de bonne foi, une doctrine qui 'equivaut `a la n'egation la plus compl`ete de la v'erit'e chr'etienne.
Aussi, en d'epit de cette pr'etendue incomp'etence et de sa neutralit'e constitutionnelle en mati`ere de religion, nous voyons que partout o`u l’Etat moderne s’est 'etabli, il n’a pas manqu'e de r'eclamer et d’exercer vis-`a-vis de l’Eglise la m^eme autorit'e et les m^emes droits que ceux qui avaient appartenu aux anciens pouvoirs. Ainsi en France, par exemple, dans ce pays de logique par excellence, la loi a beau d'eclarer que l’Etat comme tel n’a point de religion, celui-ci, dans ses rapports `a l’'egard de l’Eglise catholique, n’en persiste pas moins `a se consid'erer comme l’h'eritier parfaitement l'egitime du Roi tr`es chr'etien, — du fils a^in'e de cette Eglise.
R'etablissons donc la v'erit'e des faits. L’Etat moderne ne proscrit les religions d’Etat que parce qu’il a la sienne — et cette religion c’est la R'evolution. Maintenant, pour en revenir `a la question romaine, on comprendra sans peine la position impossible que l’on pr'etend faire `a la Papaut'e en l’obligeant `a accepter pour sa souverainet'e temporelle les conditions de l’Etat moderne. La Papaut'e sait fort bien quelle est la nature du principe dont il rel`eve. Elle le comprend d’instinct, la conscience chr'etienne du pr^etre dans le Pape l’en avertirait au besoin. Entre la Papaut'e et ce principe il n’y a point de transaction possible; car ici une transaction ne serait pas une pure concession de pouvoir, ce serait tout bonnement une apostasie. — Mais, dira-t-on, pourquoi le Pape n’accepterait-il pas les institutions sans le principe? — C’est encore l`a une des illusions de cette opinion soi-disant mod'er'ee, qui se croit 'eminemment raisonnable et qui n’est qu’inintelligente. Comme si des institutions pouvaient se s'eparer du principe qui les a cr'e'ees et qui les fait vivre… Comme si le mat'eriel d’institutions priv'ees de leur ^ame 'etait autre chose qu’un attirail mort et sans utilit'e — un v'eritable encombrement. D’ailleurs les institutions politiques ont toujours en d'efinitive la signification que leur attribuent, non pas ceux qui les donnent, mais ceux qui les obtiennent — surtout quand ils vous les imposent.
Si le Pape n’e^ut 'et'e que pr^etre, c’est-`a-dire si la Papaut'e f^ut rest'ee fid`ele `a son origine, la R'evolution n’aurait eu aucune prise sur elle, car la pers'ecution n’en est pas une. Mais c’est l’'el'ement mortel et p'erissable qu’elle s’est identifi'e qui la rend maintenant accessible `a ses coups. C’est l`a le gage que depuis des si`ecles la Papaut'e romaine a donn'e par avance `a la R'evolution.
Et c’est ici, comme nous l’avons dit, que la logique souveraine de l’action providentielle s’est manifest'ee avec 'eclat. De toutes les institutions que la Papaut'e a enfant'ees depuis sa s'eparation d’avec l’Eglise Orthodoxe, celle qui a le plus profond'ement marqu'e cette s'eparation, qui la le plus aggrav'ee, le plus consolid'ee, c’est sans nul doute la souverainet'e temporelle du Pape. Et c’est pr'ecis'ement contre cette institution que nous voyons la Papaut'e venir se heurter aujourd’hui.